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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

cristal et du marbre ? D’ailleurs la mosaïque nous a conservé intactes les traditions de la couleur, et en cela, loin d’être inférieure à la peinture, elle a sur elle un avantage que l’on ne peut nier : elle résiste à la barbarie des temps, comme aux outrages de l’air…

— Et pourquoi, puisqu’elle résiste si bien, interrompit le vieux Zuccato avec humeur, la seigneurie fait-elle donc réparer toutes les voûtes de Saint-Marc, qui sont aujourd’hui aussi nues que mon crâne ?

— Parce qu’à l’époque où elles furent revêtues de mosaïques, les artistes grecs étaient rares à Venise, venaient de loin, restaient peu, formaient à la hâte des apprentis qui exécutaient les travaux indiqués, sans savoir le métier et sans pouvoir donner à ces travaux la solidité nécessaire. Aujourd’hui que cet art est cultivé, de siècle en siècle, à Venise, nous sommes devenus aussi habiles que les Grecs l’ont jamais été, et les ouvrages de votre fils Francesco passeront à la postérité : on le bénira d’avoir tracé sur les parois de notre basilique des fresques inaltérables ; la toile où Titien et Véronèse ont jeté leurs chefs-d’œuvre tombera en poussière ; un jour viendra où l’on ne connaîtra plus nos grands maîtres que par les mosaïques des Zuccati.

— Fort bien, dit l’obstiné vieillard. De cette manière, Scarpone, mon cordonnier, est un plus grand maître que Dieu ; car mon pied, qui est l’œuvre de la Divinité, tombera en poussière, tandis que ma chaussure pourra garder, pendant des siècles, la forme et l’empreinte de mon pied !

— Et la couleur ! messer Sébastien, et la couleur ! Votre comparaison ne vaut rien. Quelle substance travaillée de main d’homme pourra garder la couleur exacte de votre chair pendant un temps illimité ? tandis que la pierre et le métal, substances primitives et inaltérables, garderont, jusqu’à leur dernier grain de poussière, la couleur vénitienne, la plus belle du monde, et devant laquelle Buonarroti et toute son école florentine sont forcés de baisser pavillon. Non, non, vous êtes dans l’erreur, maître Sébastien ! Vous êtes injuste, si vous ne dites pas : « Honneur au graveur, dépositaire et propagateur de la ligne pure ! Honneur au mosaïste, gardien et conservateur de la couleur ! »

— Je suis votre esclave[1], répondit le vieillard. Merci de vos bons avis, messer ; il ne me reste plus qu’à vous prier de veiller à ce que l’on n’oublie pas de graver mon nom sur ma tombe, avec le

  1. Schiavo, comme nous disons : Votre serviteur.