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table de marbre de Carrare, rose (dit-il) comme la jeunesse, et veinée de noir comme la vie. Mais ces défauts de goût y sont rares, aussi bien que quelques locutions vicieuses (en imposer pour imposer), qu’un trait de plume corrigerait. Le style de ce charmant livre est au total excellent, eu égard au genre peu sévère ; il a le nombre, le rhythme, la vivacité du tour, un perpétuel et parfait sentiment de la phrase française.

Le succès de Valérie fut prodigieux, en France et en Allemagne, dans la haute société. On trouve, dans l’interminable fatras intitulé Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du prince de Ligne, une suite de Valérie qui n’est qu’une plaisanterie de cet homme d’esprit, par trop écrivain de qualité. La charmante princesse Serge Galitzin, dit-il, n’ayant pu souper chez lui, tant la lecture de Valérie l’avait mise en larmes, il voulut lever cet obstacle pour le lendemain, en lui envoyant une fin rassurante, où Gustave ressuscite. C’est une parodie, dont le sel fort léger s’est dès long-temps évaporé. On sut d’ailleurs un gré médiocre à Mme de Krüdner, dans le monde allemand poétique, d’avoir déserté sa langue pour la nôtre, et Goethe a lui-même exprimé quelque part le regret qu’une femme de ce talent eût passé à la France.

Pourtant le mouvement teutonique de réaction contre la France, ou du moins contre l’homme qui la tenait en sa main, allait bientôt gagner Mme de Krüdner et la pousser, par degrés, jusqu’au rôle où on l’a vue finalement. Déjà dans Valérie il y a trace de quelque opposition au Consul, à l’endroit des réflexions du comte sur les tableaux et les statues des grands maîtres qu’il faut voir en Italie même, sous leur ciel, et qu’il serait déraisonnable de déplacer. Le meurtre du duc d’Enghien ajouta l’indignation à ce premier sentiment indisposé. Le séjour à Berlin, l’intimité avec la reine de Prusse, et les évènemens de 1806 y mirent le comble ; c’est vers ce temps, et en Suède, je crois, au milieu d’une vie encore toute brillante, mais à l’âge où l’irréparable jeunesse s’enfuit, qu’une révolution s’opéra dans l’esprit de Mme de Krüdner ; qu’un rayon de la grace, disait-elle, la toucha, et qu’elle se tourna vers la religion, bien que pourtant d’abord avec des nuances légèrement humaines, et sans le caractère absolu et prophétique qui ne se décida que plus tard. On peut voir au tome second des Mémoires de Mlle Cochelet, et se détachant dans des pages fort plates, une admirable lettre d’elle, datée de Riga, décembre 1809, qui marque parfaitement le point où se trouvait portée alors cette ame merveilleuse. Si elle ne prophétisait pas encore,