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nord, sur la Russie, et, comme elle dit, sur les peuples de l’Aquilon ; elle les concilie dans son cœur avec un ardent amour de la France. Son imagination frappée va chercher la ressource et la renaissance de la civilisation par-delà l’antique Germanie même, dans ce qui était la barbarie glacée et qui est devenu, selon elle, le réservoir de la pureté perdue. Ce qu’elle appelle de ses vœux, ce qu’elle se peint en vision avec contraste, c’est la revanche et le contre-pied de l’invasion d’Attila, cette fois pour le bien du monde.

Elle passa 1814, à Paris, surtout en Suisse, à Bade, dans la vallée de Lichtenthal où affluaient sur ses traces les pauvres nourris et consolés, en Alsace, à Strasbourg où elle vit mourir d’une mort tragique et chrétienne le préfet M. de Lézai-Marnésia, dans les Vosges au village du Banc de la Roche, fécondé et édifié par Oberlin. Tout ce qu’elle voyait, rentrait dans son inspiration et y poussait. Elle ne connaissait encore l’empereur Alexandre qu’indirectement, bien qu’elle l’appelât déjà le Sauveur universel, l’Ange blanc, et qu’elle l’opposât sans cesse à l’Ange noir, Napoléon. La seule pensée de celui-ci, son ombre, lui donnait, dès l’instant qu’elle en parlait, le vertige sacré des prêtresses ; elle prédisait à tous venans sa sortie de l’île d’Elbe et les maux qui se déchaîneraient avec lui. Son idée fixe était l’année 15, et elle assignait à cette date prochaine la catastrophe et le renouvellement de la terre.

1815, en justifiant une partie de ses prédictions, exalta sa foi et réalisa son influence politique. Elle avait vu l’empereur Alexandre en Suisse, peu avant les cent-jours, et avait trouvé en lui une nature toute disposée. On avait déjà comparé ce prince à l’autre Alexandre ou à Cyrus ; elle rajeunit tout, en le comparant à Jésus-Christ. Elle le croyait sincèrement sans doute, mais un reste d’adresse, d’insinuation flatteuse du monde, s’y mêlait et n’y nuisait pas. Son ascendant, tout d’abord, fut immense. À Paris, aussitôt l’arrivée d’Alexandre, elle devint son conseil habituel. Il sortait de l’Élysée-Bourbon par une porte de jardin pour aller, tout auprès, chez elle, plusieurs fois le jour, et là ils priaient ensemble, invoquant les lumières de l’Esprit. Elle a confessé alors à un ami qu’elle avait peine parfois à réprimer ses accès de vanité, quand elle songeait qu’elle était ainsi toute puissante sur le souverain le plus puissant. Dans les premiers jours de septembre de cette année, une grande revue des troupes russes eut lieu, sous les yeux d’Alexandre, dans les plaines de Vertus en Champagne. Mme de Krüdner, avec son monde, sa fille, son gendre, et le jeune ministre Empeytas qui la dirigeait, était allée loger