de son travail, qu’il ne reprenait jamais qu’après un signe de croix, en expiation de ce qu’il lui plaisait d’appeler sa légèreté d’esprit.
Si les écoliers des Zuccati avaient plus de douceur et d’innocence dans leurs ébats que ceux des Bianchini, ils n’étaient guère moins bruyans. Francesco leur imposait rarement silence. Absorbé par son travail, le patient et mélancolique artiste était complètement sourd à toutes les rumeurs de son orageux atelier ; et d’ailleurs, pourvu que la besogne allât son train, il ne s’opposait point à une gaieté qui plaisait à Valerio et stimulait son ardeur. Celui-ci était vraiment le dieu de ses apprentis. S’il les excitait sans relâche et s’il s’emportait souvent contre eux en critiques facétieuses, au fond il les aimait comme ses enfans et charmait leurs fatigues par son enjouement continuel. Tous les jours il avait de nouvelles histoires grotesques à leur raconter, tous les jours il leur chantait une chanson plus folle que celle de la veille. S’il voyait un étourdi faire une faute et la nier par amour-propre, ou s’y obstiner par ignorance, il égayait à ses dépens toute l’école et lui barbouillait le visage de son pinceau. Mais si un bon élève s’affligeait sincèrement ou rougissait en secret d’une erreur involontaire, il allait à lui, prenait ses outils, et en peu d’instans réparait le dommage, en l’encourageant par de douces paroles ou en gardant le silence, pour ne pas attirer sur l’apprenti mortifié l’attention de ses camarades. Aussi il est vrai de dire que si Francesco Zuccato était aimé et respecté, Valerio était adoré dans son école, et que ses apprentis se fussent jetés pour lui plaire du haut de la grande coupole sur le pavé de la place Saint-Marc.
Le seul Bartolomeo Bozza, toujours froid et silencieux, ne partageait ni cet enjouement, ni cet enthousiasme. Francesco faisait grand cas de son travail, régulièrement net et solide, et de l’austérité de ses mœurs. Sa mélancolie lui semblait un motif de sympathie, et il se plaisait à dire que cette jeunesse sombre et mystérieuse recelait un grand avenir d’artiste. Quant à Valerio, quoiqu’il trouvât peu d’agrément dans le commerce de Bartolomeo, sa propre humeur était trop bienveillante pour qu’il ne lui prêtât pas toutes les qualités qu’il avait en lui-même.
Ce jour-là, le Bozza, qui d’ordinaire était à l’ouvrage avant tous les apprentis, arriva plus d’une heure après le lever du soleil. Il était plus pâle et plus défait que jamais, plus muet et plus sinistre qu’on ne l’avait encore vu. Il n’avait pas goûté un instant de repos. Toute la nuit il avait erré, comme une ombre infortunée, dans les rues anguleuses et profondes ; ses cheveux pendaient plats sur ses joues