Le malheureux artiste sentait bien la vérité de ces observations ; mais au lieu de voir que Valerio les lui adressait dans la simplicité de son ame, et avec le désir sincère de le mettre dans la bonne voie, il lui attribuait le sentiment impie d’une joie secrète et d’un mépris cruel à la vue de ses souffrances. Découragé et désespéré, il s’écriait alors : Oui, cela est trop vrai, Valerio ! je suis perdu. Je suis consumé comme une torche tourmentée par le vent, avant d’avoir jeté mon éclat et fourni ma lumière. Vous le savez bien, et vous mettez le doigt dans la plaie. Vous connaissez le secret de votre force et celui de ma faiblesse. Triomphez donc, humiliez-moi, méprisez mes rêves, déjouez mes espérances, raillez jusqu’à mes désirs. Vous avez su employer votre énergie, vous avez gouverné le coursier, vous l’avez dompté ; moi je l’excite sans cesse, et emporté par lui, je vais me briser au premier obstacle.
C’était en vain alors que les deux Zuccati cherchaient à l’apaiser et à lui rendre l’espérance ; il repoussait leur sollicitude, et blessé de leur compassion, il allait cacher sa misère loin de tous les regards et de toutes les consolations.
Voyant que leurs conseils affectueux ne servaient qu’à irriter la souffrance de cette ame froissée, les deux jeunes maîtres avaient donc, peu à peu, cessé de lui parler de lui-même ; le Bozza en avait conclu qu’ils ne l’aimaient point, et qu’ils avaient peur de le voir profiter trop bien de leurs bons conseils. La malheureuse nécessité d’abandonner un travail noble et intéressant, pour terminer à époque fixe des ornemens fastidieux, avait achevé de l’aigrir. Il avait donc pris la résolution de les quitter aussitôt que son engagement serait expiré, car il n’espérait pas qu’ils le proposassent à la maîtrise, comme ils en avaient le droit, aux termes de leur engagement avec les procurateurs. Ce droit ne s’étendait qu’à un seul élève par année, et Ceccato ou Marini, ses jeunes confrères, lui semblaient être beaucoup mieux que lui dans l’esprit des Zuccati. Il avait l’intention d’aller à Ferrare ou à Bologne se faire agréer comme maître, et former une école ; car s’il était un des derniers à Venise, il pouvait espérer d’être un des premiers dans une ville moins riche et moins illustre. Sa querelle avec Valerio avait, à ses yeux, le double avantage de lui rendre la liberté, et de lui fournir l’occasion d’une vengeance. Les travaux n’étaient pas terminés, la Saint-Marc approchait, les instans étaient comptés. Dans les deux écoles, on redoublait d’ardeur pour ne point rester en arrière des engagemens contractés. L’absence ou le départ d’un apprenti était donc dans ce moment un