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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

gique de la Vierge, ouvrage immense, accompli en très peu de temps. Vincent joignait à tous ses vices une insupportable vanité. Avide de louanges, il suivait pas à pas le Titien, attendant toujours l’explosion de son admiration. À côté de lui marchait Dominico Rossetto, l’œil brillant de toute la confiance d’une inébranlable sottise. Cependant le Titien ne s’expliquait pas. Toujours spirituel et courtois, il trouvait à leur adresser de ces mots qui marquent l’attention et l’intérêt, mais qui ne compromettent en aucune façon le jugement du connaisseur. Ses attitudes polies, ses gracieux sourires, contrastaient avec le front rembruni et la contenance austère du Tintoret. Quoique moins lié peut-être avec les Zuccati, Robusti était bien plus indigné que le Titien de la méchanceté de leurs rivaux. Dans l’esprit de Titien, habitué lui-même à nourrir de profondes haines et d’implacables antipathies, la conduite des Bianchini trouvait, sinon une excuse, du moins une appréciation plus indulgente des jalousies de métier et des ambitions d’artiste. Peut-être aussi le Tintoret, songeant aux persécutions qu’il avait eu à subir de la part du Titien, voulait-il lui adresser, par allusion, un reproche légitime, en montrant son horreur et son mépris pour ces sortes de choses. Il sortit de la chapelle de Saint-Isidore sans avoir desserré les lèvres, et sans avoir tourné une seule fois les yeux vers les personnes qui l’accompagnaient.

Mais quand il fut sous la grande voûte, et qu’il eut devant les yeux le travail des Zuccati, il éclata en louanges éloquentes ; sa belle tête austère s’anima du feu de l’enthousiasme, et il fit ressortir toutes les perfections de cette œuvre avec une chaleur généreuse. Le Titien, qui était l’intime ami du vieux Sébastien, et qui avait donné beaucoup d’excellentes leçons aux jeunes Zuccati, renchérit sur cet éloge sans cependant déprécier le travail des Bianchini, à l’égard desquels il garda toujours une grande prudence. Mais le procurateur-caissier, impatienté du succès des Zuccati, prit la parole.

— Messires, dit-il aux illustres maîtres, je vous ferai observer que nous ne sommes pas venus ici pour voir des travaux de peinture, mais des travaux de mosaïque. Il importe très peu à l’état que la main de la Vierge soit plus ou moins modelée d’après les règles de votre art ; il importe encore moins que la jambe de saint Isidore ait le mollet un peu trop haut ou un peu trop bas. Tout cela est bon pour le discours…

— Comment ! par le Christ ! s’écria le Titien à qui ce blasphème fit oublier un instant sa prudente courtoisie ; il importe peu à l’état que