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ménagée. Le pêcheur qui est seul avec la nature, et qui oublie sa pauvreté dans le spectacle des flots et des îles couronnées de verdure, raconte ses espérances avec une sérénité plus voisine de l’art antique ; Salvator, qui a vécu dans les villes, qui a coudoyé l’orgueil et l’envie, dont l’indigence s’est aigrie en présence de la richesse insolente, se laisse aller à plus d’âpreté ; il y a dans son désespoir plus de colère que d’abattement. Mais le souvenir vivant des collines qu’il a parcourues pour instruire son pinceau colore parfois son langage d’une teinte païenne ; aux gémissemens de Naples asservie se mêle impérieusement un hymne d’amour pour l’éternelle beauté de la nature, et peu à peu la voix du pêcheur et celle de Salvator, comme deux flûtes arcadiennes, s’unissent pour redire à l’écho la même mélodie. Le caractère païen de Chiaia pourrait choquer les lecteurs français, si l’auteur eût écrit sur l’Italie un poème descriptif ; mais la forme dialoguée qu’il a choisie se prête si bien au style antique, les pensées brèves et animées du pêcheur et de Salvator se succèdent avec tant de grace et de simplicité, qu’on oublie la date de l’ouvrage pour ne plus songer qu’à l’intérêt de la lecture. Je conçois sans peine qu’à Naples, dans la patrie de Salvator et de Masaniello, M. Barbier se soit laissé séduire par le souvenir des pâtres de Virgile, et qu’au lieu de parler en son nom il ait placé ses pensées dans la bouche d’un peintre et d’un pêcheur : cette répudiation de sa personnalité donne aux plaintes et aux espérances du poète une naïveté qu’il eût rencontrée difficilement dans une autre voie. Chacun, après avoir achevé la lecture de Chiaia, s’associe aux vœux de Salvator, et cette sympathie est un triomphe pour M. Barbier.

Bianca est une gracieuse figure dont l’histoire contraste douloureusement avec la déchéance de la reine de l’Adriatique. Cette jeune fille, qui s’éprend d’un argentier jeune et beau comme elle, et qui ne voit à son amour d’autre dénouement que le bonheur de celui qu’elle aime, qui n’hésite pas un seul instant à se donner, qui obéit à l’instinct de sa passion comme à un ordre divin, et dont le souvenir plane sur Venise comme l’ombre du passé, excite chez le poète un regret plein d’amertume. Il parcourt les lagunes, il épie d’un œil inquiet les gondoles joyeuses, et au lieu de l’amour pur et sincère, hardi et confiant, il aperçoit une jeune fille qui a vendu son corps pour quelques sequins, un voyageur blasé qui a loué pour la soirée une courtisane et une gondole, des flambeaux et de la musique ; il entend les stances du Tasse répétées par des bouches mercenaires, des baisers qui, au lieu de célébrer l’amour confiant et plein d’espé-