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On doit appeler trois fois les mânes. Il ne manque ici que l’obole de Caron. Ausone désire, pour son oncle Arborius, une demeure dans les Champs-Élysées, au lieu de lui souhaiter une place en paradis[1]. Notre poète avait une tante qui était au rang des vierges consacrées, (virgines devotæ), espèce de religieuses non cloîtrées, assez semblables aux monache di casa. La mémoire de cette sainte fille n’inspire pas à son neveu le moindre sentiment chrétien.

Ausone va plus loin : entraîné par les habitudes de la poésie païenne, il va jusqu’à mettre en doute l’immortalité de l’ame. S’adressant à son beau-frère Maxime, il s’écrie : « Hélas ! Maxime, pourquoi nous as-tu été enlevé ! Pourquoi ne peux-tu jouir de ton fils, des fleurs et des fruits de ta race ? Mais tu en jouis encore. » On s’attend à un retour aux idées chrétiennes, quand le poète termine par cette restriction de peu de foi : « Si une portion divine de nous-mêmes habite chez les mânes[2] ! »

Ce n’est pas tout. Dans des vers destinés à célébrer un rhéteur de Bordeaux, nommé Tiberius Victor, on trouve des paroles encore plus étranges : « Et maintenant, soit qu’il reste quelque chose de nous après la mort, soit que tu existes encore te souvenant de la vie mortelle, soit que rien ne survive, sive nihil superest. »

Ici Ausone est évidemment entraîné par les formules de doute usitées dans la poésie païenne. Cependant, après les passages que j’ai cités, on ne saurait nier son christianisme ; mais ce christianisme, qui était dans sa conviction, ne passait pas dans son talent. En un mot, Ausone, chrétien de fait, est païen par l’imagination et sceptique par habitude : il croit quand il prie, il doute quand il chante. Mais ce qui, chez Ausone, est plus extraordinaire que l’oubli du christianisme, c’est la manière dont il mêle parfois au paganisme ce qui peut lui rester de réminiscences chrétiennes.

Dans l’Ephemeris, petit poème destiné à offrir un tableau de la journée de l’auteur, il commence par ordonner à un esclave d’ouvrir la chapelle, et annonce qu’il va prier. Suit cette prière, dont j’ai parlé comme d’une preuve irrécusable de la foi d’Ausone. Son oraison finie, il reprend les petits vers qu’il avait laissés pour le pompeux hexamètre. Assez prié[3], dit-il un peu brusquement ; et il n’est plus question que de choses mondaines, des préparatifs d’un festin,

  1. Ergo vale elysiam sortitus, avuncule, sedem.
  2. Sed frueris, divina habitat si portio manes.
  3. Satis precum datum Deo.