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VOYAGE DU DUC DE RAGUSE.

les terres deviennent meilleures encore, les villages ne sont plus si immenses ni si rares, mais plus nombreux et plus petits ; puis des fermes, des hameaux, des plantations multipliées donnent au pays le caractère de la civilisation. Après la forteresse de Temeswar, Karansebès, qui est le chef-lieu du régiment frontière d’Illyrie valaque, reçut la visite du voyageur. Les régimens frontières de l’Autriche défendent cette monarchie du côté de la Turquie, et représentent une armée de soixante-dix mille hommes, toujours prête pour la guerre, et qui ne lui coûte presque rien en temps de paix. Si l’on veut se faire une idée juste du pays compris sous la dénomination de frontière militaire, il ne faut pas le considérer comme une province, mais comme un vaste camp, et sa population comme une armée qui porte avec elle ses moyens de recrutement. Les terres ont été distribuées aux familles en raison de leur force et de leurs besoins. Les familles possèdent collectivement, les individus ne possèdent pas, tout est commun entre eux. Le chef de la famille administre, pourvoit aux besoins de tous, fait cultiver les terres, habille les soldats enrôlés qu’il fournit à sa compagnie. À la fin de l’année, on fait le partage des produits nets, et chaque individu, enrôlé ou non enrôlé, absent ou présent, homme ou femme, a une part égale, à l’exception du chef de famille et de la maîtresse de la maison, qui en reçoivent deux. L’administration des régimens est liée avec celle du territoire, et la vie est tout ensemble militaire et civile. Dans chaque compagnie est un tribunal appelé session, composé d’officiers d’un grade inférieur, qui connaît en première instance des débats d’intérêt privé. Vient ensuite une juridiction d’appel, où un seul auditeur, homme de loi, mais portant un titre et un costume militaire, juge, assisté de deux officiers, d’une manière souveraine. Toute affaire criminelle est portée au régiment devant un tribunal composé d’un chef de bataillon, président ; d’un auditeur, de deux capitaines, de deux sergens-majors, de deux sergens, de deux caporaux et de deux soldats. Le jugement n’est exécutoire qu’après l’approbation du colonel, qui, dans aucun cas, ne peut présider le tribunal.

Telle est l’organisation de la frontière militaire, qui fait de toute la population une armée dont les membres connaissent à la fois tous les devoirs militaires et le bien-être de la vie domestique. C’est le grand Eugène qui jeta les bases de ce système remarquable, et le maréchal Lascy l’a porté à la perfection où le duc de Raguse l’a trouvé aujourd’hui. Karansebès rappelle aussi une catastrophe amenée par l’inexpérience militaire de Joseph II. Le fils de Marie-Thérèse avait