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nous voudrions poser des limites à l’indépendance de ceux que le public veut bien accepter comme juges en matière de goût : nous-mêmes, nous avons été des premiers à discuter, avec une sévérité peut-être minutieuse, le système de versification adopté par notre collaborateur. Mais pouvons-nous subir en silence, et comme critiques littéraires, ces attaques que certains journaux ne se lassent pas de renouveler, ces inconvenantes parodies, ces citations tronquées, ces images malignement séparées du cadre où elles peuvent recevoir la lumière ? N’a-t-on pas même profité du départ, depuis long-temps résolu, de M. Sainte-Beuve, pour insinuer qu’il s’expatriait par dépit ? Le résultat probable de cette animosité sera d’appeler sur les Pensées d’Août une attention plus scrupuleuse. Or, M. Sainte-Beuve n’aurait qu’à se féliciter de voir prolonger, pour lui, l’épreuve qui décide du sort des livres. Ses vers sont de ceux qui exigent du lecteur le recueillement, on pourrait même dire une sorte de préparation sympathique. Pourquoi ne chercherait-on pas à saisir le point de vue pour les tableaux poétiques, comme pour ceux qu’on trace sur la toile ? Qui veut comprendre un poète, doit le suivre dans l’ordre d’idées où son instinct le place de préférence : avant de juger son expression, il faut étudier les aspects qu’il a su découvrir, hors des voies battues par la foule. M. Sainte-Beuve, dont la sensibilité est vraie et profonde, a cru que des émotions neuves ne pouvaient, pour ainsi dire, prendre consistance que dans un moule poétique tout nouveau. Une entreprise comme la sienne devient respectable par ses dangers mêmes : elle est toujours intéressante et utile, quel qu’en soit le succès, et il est triste qu’au lieu d’en faire sortir une controverse instructive, on n’y ait trouvé, en général, qu’un prétexte de misérable taquinerie. Au surplus, il nous semble que ceux qui poursuivent M. Sainte-Beuve de leurs hostilités, jouent, sans s’en douter, un mauvais jeu. On s’étonnera, à la fin, de cette persévérance à ternir une belle réputation, dont les titres, incontestés jusqu’ici, sont l’élévation du sentiment, le culte fervent de l’art, une haute probité critique, une pureté de goût littéraire que les ménagemens d’une bienveillance instinctive ne peuvent altérer, et surtout ce désintéressement, cette indépendance qui s’effarouchent, à tort selon nous, des distinctions les plus méritées ; et comme d’ailleurs M. Sainte-Beuve, qui ne parle ordinairement que des œuvres importantes, n’a pas souvent occasion de blesser personnellement les écrivains qui l’attaquent aujourd’hui, le public en sera réduit à se demander si la sympathie acquise à notre collaborateur ne serait pas, pour ceux qui ne se servent du feuilleton que dans l’intérêt de leurs passions, une critique permanente dont ils ont besoin de se venger.


F. BULOZ.