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étant pas assez propres, il avait en quelque manière la propriété du langage sans en avoir la beauté.

En effet, les idées manquaient, à certains égards, à Carrel, et toutes celles qu’il avait eues à exprimer, ne lui étaient pas personnelles. On naît écrivain, mais on devient penseur, vivre étant la matière même de la pensée. Les grands esprits pensent plus tôt, abrègent les intervalles et rapprochent les degrés, mais ils ne pensent qu’au fur et à mesure qu’ils vivent, et jamais dès l’abord avec toute la force, toute la maturité, toute l’étendue que l’âge leur donnera. De même, tous les esprits, y compris les plus grands, commencent par suivre les traces d’autrui, et par rouler dans le torrent des idées courantes, croyant qu’ils font le bruit qu’ils entendent et qu’ils imaginent ce qu’ils imitent. On n’est complètement écrivain que le jour où, soit qu’on invente quelque chose, soit qu’on adhère librement et par le progrès naturel de son esprit à ce qui existe déjà, on s’appartient et on s’inspire de soi.

Or, jusqu’aux articles sur la guerre de 1823, Carrel n’avait joui ni de toute la force de sa pensée, ni de toute la liberté de son esprit. Il avait pris la plume sans un goût bien vif, pour échapper à une profession vulgaire et pour vivre. Le premier livre qu’il écrit, M. Thierry lui en repasse en quelque sorte la commande, et lui en donne l’idée générale. Le second naît d’un conseil du même homme et de conversations avec un Grec instruit. C’est, d’ailleurs, un résumé, et les résumés étaient alors à la mode ; quiconque en écrivait un imitait. Dans les articles insérés çà et là, le choix était pour un quart, la nécessité pour les trois autres. S’il y eut un peu plus de Carrel dans l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre, la considération de l’à-propos, la popularité des travaux analogues, en inspirèrent la plus grande part. Quoique les tendances politiques y soient nettes et décidées, le langage n’en est pas fort expressif, soit que la passion manquât à l’écrivain pour des idées qu’il devait plus tard abandonner, soit que ces idées lui étant communes alors avec beaucoup de gens, il n’eût pas voulu paraître se les approprier par un certain travail d’expressions vives, affectant l’invention. La passion seule colore les écrits, non cette passion des esprits médiocres qui hurlent quand on crie autour d’eux, mais celle des hommes supérieurs, qui n’est que leur raison servie par toutes les facultés de la vie sensible. Avant le moment de la passion, Carrel ne s’était pas fait, à l’imitation de quelques contemporains, un certain système de style coloré et pittoresque. Préservé par la force de son instinct de se donner laborieusement