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profond, finit par m’être si gênant, que je l’évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j’essayais d’en détourner mes yeux, plus ils s’obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut, dans ce mystérieux magnétisme, quelque chose de si étrangement puissant, que j’en ressentis une terreur puérile, et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce ; jamais je n’avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des instans où je m’imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D’autres fois je croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j’étais tenté de lui jeter de violens reproches.

La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me disant tout bas : Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre. Il y a là une femme qui te donnera l’occhiata[1].

J’avais cru fermement à l’occhiata pendant la plus longue moitié de ma vie. Je n’y croyais plus, mais l’amour du merveilleux, qu’on ne déloge pas aisément d’une tête italienne et surtout de celle d’un enfant du peuple, m’avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du magnétisme animal. C’était l’époque où ces belles fantaisies étaient en pleine floraison par le monde. Hoffmann écrivait ses contes fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tournaient toutes les espérances de l’illuminisme. Soit que cette faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu’elle me surprît dans un moment où j’étais disposé à la maladie, je me sentis saisi de frissons, et je faillis m’évanouir en rentrant en scène. Ce misérable accablement fit enfin place à la colère, et, dans un moment où je m’approchais de l’avant-scène avec la Checchina (cette seconda donna qui m’avait signalé le mauvais œil), je lui dis, en lui désignant ma belle ennemie et de manière à n’être pas entendu par le public, ces mots parodiés d’une de nos plus belles tragédies :

Bella e stupida.

L’éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement pour réveiller le prince Grimani qui dormait de toute son ame ; puis elle s’arrêta tout d’un coup, comme si elle eût changé d’avis, et resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de vengeance et de menace qui semblait dire : Tu t’en repentiras.

Le comte Nasi s’approcha de moi comme je quittais le théâtre après la représentation : — Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la Gri-

  1. Le regard du mauvais œil. C’est une superstition répandue dans toute l’Italie. À Naples, on porte des talismans en corail pour s’en préserver.