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fini. — Il est à la chasse. — Votre seigneurie aime le gibier ? — Je l’aime démesurément. Et vous, monsieur ? — Je l’aime sincèrement et profondément. — Lequel aimez-vous mieux, du gibier ou de la musique ? — J’aime la musique à table, mais, dans ce moment-ci, j’aimerais mieux le gibier.

Elle se leva et sonna. À l’instant même un laquais parut comme s’il eût été une pièce de mécanique obéissant au ressort de la sonnette. — Apportez ici le pâté de gibier que j’ai vu ce matin dans l’office, dit la signora, et deux minutes après le domestique reparut avec un pâté colossal, qu’à un signe de sa maîtresse il posa majestueusement sur le piano. Un grand plateau, couvert de vaisselle et de tout l’attirail nécessaire à la réfection des êtres civilisés, vint se placer comme par enchantement à l’autre bout de l’instrument, et la signora, d’une main forte et légère, brisa le rempart de croûte appétissante et fit une large brèche à la forteresse.

— Voilà une conquête à laquelle nos seigneurs les Français n’auront point de part, dit-elle en s’emparant d’une perdrix qu’elle mit sur une petite assiette du Japon, et qu’elle alla dévorer à l’autre bout de la chambre, accroupie sur un coussin de velours à glands d’or.

Je la regardais avec étonnement, ne sachant pas trop si elle était folle ou si elle voulait me mystifier. — Vous ne mangez pas ? me dit-elle sans se déranger. — Votre seigneurie ne me l’a pas commandé, répondis-je. — Oh ! ne vous gênez pas, dit-elle en continuant à manger à belles dents.

Ce pâté avait une si bonne mine et un si bon fumet, que j’écoutai les conseils philosophiques de la raison positive. J’attirai une autre perdrix dans une autre assiette du Japon, que je posai sur le clavier du piano, et que je me mis à dévorer de mon côté avec autant de zèle que la signora.

Si ce château n’est pas celui de la belle au bois dormant, pensais-je, et que cette maligne fée n’en soit pas le seul être animé, il est évident que nous allons voir arriver un oncle, un père, ou une tante, ou une gouvernante, ou quelque chose qui soit censé, aux yeux des bonnes gens, servir de chaperon à cette tête indomptée. En cas d’une apparition de ce genre, je voudrais bien savoir jusqu’à quel point cette bizarre manière de déjeuner sur un piano en tête-à-tête avec la demoiselle de la maison sera trouvée séante. Peu m’importe après tout ; il faut bien voir où me mèneront ces extravagances ; et, s’il y a là-dessous une haine de femme, j’aurai mon tour, dussé-je l’attendre dix ans !