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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/676

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le monde faisait le même anachronisme que moi à son premier abord. Mais, en la regardant mieux, je reconnus mon erreur. Ses épaules étaient larges et puissantes, mais sa poitrine n’était pas encore développée. S’il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Ne fut-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l’inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu’elle s’était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n’avais point affaire, comme je l’avais cru d’abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d’abuser de son imprudence.

Je restais plongé dans cet examen, oubliant de répondre à la provocation significative que je venais de recevoir. Elle me regarda fixement, et cette fois je ne songeai pas à éviter son regard, mais à l’analyser. Elle avait les plus beaux yeux du monde, à fleur de tête, et très ouverts ; leur direction était toujours nette, brusque et saisissant d’emblée l’objet de l’attention. Ce regard, très rare chez une femme, était absolu, et non effronté. C’était la révélation et l’action d’une ame courageuse, fière et franche. Il interrogeait toutes choses avec autorité, et semblait dire : Ne me cachez rien, car moi, je n’ai rien à cacher à personne.

Lorsqu’elle vit que je bravais son attention, elle fut alarmée, mais non intimidée, et, se levant tout d’un coup, elle provoqua l’explication que je voulais lui demander. — Signor Lélio, me dit-elle, si vous avez fini de déjeuner, vous allez me dire ce que vous êtes venu faire ici.

— Je vais vous obéir, signora, répondis-je en allant ramasser son assiette et son verre, qu’elle avait posés sur le parquet, et en les reportant sur le piano ; seulement, je prie votre seigneurie de me dire si l’accordeur de piano doit, pour vous répondre, s’asseoir devant le clavier, ou si le comédien Lélio doit se tenir debout, le chapeau à la main, et prêt à se retirer après avoir eu l’honneur de vous parler.

— Monsieur Lélio voudra bien s’asseoir sur ce fauteuil, dit-elle en me désignant un siége placé à droite de la cheminée, et moi sur celui-ci, ajouta-t-elle en s’asseyant du côté gauche, en face de moi, à six pieds environ de distance.

Signora, lui dis-je en m’asseyant, il faut, pour vous obéir, que je reprenne les choses d’un peu haut. Il y a environ deux mois, je jouais Roméo et Juliette à San-Carlo. Il y avait dans une loge d’avant-scène…