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et de cette figure fine et un peu pointue qui rappelle celle de Voltaire. On m’a montré la maison où il est né ; mais ses parens demeuraient à Gouda, et c’est par accident que sa mère accoucha à Rotterdam, ce qui fait une petite rivalité entre ces deux villes. J’ai voulu voir sur la place du grand marché, en face de la statue d’Érasme, la maison où vécut Bayle, et où il est mort dans la disgrace du parti protestant, fatigué de sa situation équivoque, et méditant de faire sa paix avec Louis XIV, et d’abjurer le calvinisme aussi légèrement qu’il avait fait le catholicisme. Singulière destinée de cet homme du midi de la France, qui, pour échapper aux superstitions de son pays, s’en va tomber sous la main du synode de Dordrecht, et qui, passant successivement par tous les extrêmes, aboutit au scepticisme ! Bayle n’est point un sceptique systématique comme Sextus et Hume, avouant ses principes et les poussant intrépidement à leurs dernières conséquences. Son scepticisme est comme le fruit de la lassitude, et l’ouvrage d’un esprit curieux et mobile qui flotte au hasard dans une érudition immense. C’est encore à Rotterdam que Locke dut passer une partie de son exil jusqu’à la révolution de 1688, avec son savant et judicieux ami Leclerc, qui imprima pour la première fois dans son Journal les deux premiers livres de l’Essai sur l’Entendement humain, monument immortel où l’erreur et la vérité sont mêlées en proportions presque égales, et qui contient les germes d’un scepticisme bien différent de celui de Bayle, et peut-être plus contagieux, parce qu’il semble arraché comme à regret par le sens commun à la réflexion la plus attentive, à la plus scrupuleuse moralité, et même à la foi la moins suspecte. Ce sont là les deux scepticismes dont s’est nourri celui de Voltaire pendant son séjour en Hollande et en Angleterre, et qui ont produit le Dictionnaire philosophique. Mais il ne s’agit plus de philosophie à Rotterdam. On n’y songe guère à Locke, à Leclerc, à Bayle ni à Voltaire. Il ne s’y fait plus de livres bons ou mauvais ; on n’y pense qu’à faire fortune. Mais dans cette ville où se forment et s’accumulent tant de richesses, il y a bien des pauvres aussi, et ils n’ont pas été abandonnés par une dédaigneuse opulence. L’administration a regardé comme son premier devoir de venir au secours de l’indigence, surtout en lui ouvrant des asiles et des écoles, où on lui donne les lumières de toute espèce dont elle a besoin. Il n’y a de bien remarquable, en fait d’in-