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REVUE MUSICALE.

sait de rien moins que d’y faire entrer les gardes dalmates, le Capitole, et surtout le Bucentaure ; et, je vous le demande, qu’est-ce que la musique peut répliquer à de pareils argumens ? La musique de M. Niedermeyer est une sorte de mer Adriatique, sur laquelle M. Duponchel a bâti sa Venise. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter que toutes ces transformations de la pièce n’aient porté au musicien un rude coup, dont il aura peine à se relever dans la suite. Avant de s’aventurer dans une pareille entreprise, on devrait calculer si l’on aura en soi les forces de la mener à bonne fin. C’est une imprudence grave de se livrer tout entier, et de tenter une épreuve sur laquelle on ne revient presque jamais. Certes, il en eût été bien autrement, si M. Niedermeyer se fût contenté d’écrire deux actes. Alors la sympathie de tous lui serait venue en aide ; il aurait trouvé des amis là où il n’a guère rencontré que des critiques, et tous auraient vu dans les moindres motifs de sa partition d’heureux présages pour son avenir. Le public est ainsi fait, il aime qu’on le consulte avant de se produire en dernier ressort. Il vous attendra dix ans, s’il le faut, et le jour que vous aurez marqué pour votre épreuve définitive, si vous ne donnez pas tout ce qu’il espérait, il ne vous en tiendra pas moins compte de tous vos travaux accomplis. Mais si dès le premier pas vous tranchez du maître avec lui, si vous commencez tout simplement par une épreuve définitive, tâchez de réussir, car si vous échouez, tant pis pour vous ; alors, comme vous n’aurez point parcouru les degrés ordinaires, comme vous n’aurez, après tout, rien fait pour lui, il vous délaissera, soyez-en sûr. Vous commencez par votre chef-d’œuvre, à merveille ; mais si votre chef-d’œuvre n’en est pas un, à quoi donc voulez-vous qu’il rattache sa sympathie. Autant le public est indulgent et facile pour les hommes qui mettent leur avenir dans ses mains, autant il est sévère et dur pour ceux qui viennent à lui tout formés ; il les traite du haut de son impassible raison. Pour forcer ainsi les portes et s’imposer au public tout d’une pièce, il faut au moins s’appeler Rossini. D’ailleurs, il y avait amplement, dans cette musique, de quoi faire deux actes fort convenables. Je ne dis pas que cela eût jamais valu le Comte Ory, par exemple ; mais n’importe, la pièce ainsi coupée, eût probablement pris sa place dans le répertoire de l’Opéra entre le Philtre et la Bayadère. Bien plus : avec les qualités mélodieuses qui se trouvent en elle, et que les folles dimensions de l’ouvrage, tel qu’on le représente, empêchera d’apprécier, cette musique eût peut-être fait fortune. Le succès appelle le succès, comme chacun sait. Dès-lors on n’eût pas manqué de confier une œuvre plus importante à M. Niedermeyer, qui l’aurait composée à loisir. Pendant ce temps, le public se serait familiarisé avec son nom, et tôt ou tard, grâce à son incontestable mérite,