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FRÉDÉRIC ET BERNERETTE.

« Ta lettre m’a désolée ; je suis restée au coin de mon feu pendant deux jours sans pouvoir dire un mot ni bouger. Je suis née bien malheureuse, mon ami. Tu ne saurais croire comme le bon Dieu m’a traitée depuis une pauvre vingtaine d’années que j’existe ; c’est comme une gageure. Enfant, on me battait, et quand je pleurais on m’envoyait dehors : Va voir s’il pleut, disait mon père. Quand j’avais douze ans, on me faisait raboter des planches ; et quand je suis devenue femme, m’a-t-on assez persécutée ! Ma vie s’est passée à tâcher de vivre, et finalement à voir qu’il faut mourir.

« Que Dieu te bénisse, toi qui m’as donné mes seuls, seuls jours heureux ! J’ai respiré là une bonne bouffée d’air. Que Dieu te la rende ! Puisses-tu être heureux, libre, ô ami ! Puisses-tu être aimé comme t’aime ta mourante, ta pauvre Bernerette !

« Ne t’afflige pas ; tout va être fini. Te souviens-tu d’une tragédie allemande que tu me lisais un soir chez nous ? Le héros de la pièce demande : « Qu’est-ce que nous crierons en mourant ? — Liberté ! répond le petit George. » Tu as pleuré en lisant ce mot-là. Pleure donc ! c’est le dernier cri de ton amie.

« Les pauvres meurent sans testament ; je t’envoie pourtant une boucle de mes cheveux. Un jour que le coiffeur me les avait brûlés avec son fer, je me rappelle que tu voulais le battre. Puisque tu ne voulais pas qu’on me brûlât mes cheveux, tu ne jetteras pas au feu cette boucle.

« Adieu, adieu encore, pour jamais.

« Ta fidèle amie

« Bernerette. »


On m’a dit qu’après avoir lu cette lettre, Frédéric avait fait sur lui-même une funeste tentative. Je n’en parlerai pas ici ; les indifférens trouvent trop souvent du ridicule à des actes semblables, lorsqu’on y survit. Les jugemens du monde sont tristes sur ce point ; on rit de celui qui essaie de mourir, et celui qui meurt est oublié.


Alfred de Musset.