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rendent la vie plus douce, mais il n’y a pas de poésie possible pour l’homme qui vit sans amis. Celui qui vit seul, qui renferme toutes ses pensées dans le cercle étroit de sa destinée individuelle, ne prendra jamais rang parmi les poètes du premier ordre. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il étudie, les paroles lui manqueront lorsqu’il voudra peindre les sentimens qu’il n’a pas éprouvés. Il aura beau graver dans sa mémoire les vers consacrés à l’expression de l’amitié, il n’atteindra jamais à la véritable éloquence ; toutes les fois qu’il voudra parler d’après sa mémoire, le lecteur devinera que l’homme qui lui parle n’a jamais eu d’amis. Le thème choisi par André Chénier nous offre donc l’amitié sous une face toute nouvelle, et peut se résumer en un conseil très significatif : se dévouer pour peindre le dévouement. Ce précepte poétique est aujourd’hui généralement méconnu. La plupart des écrivains, prosateurs ou poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent les livres au lieu de consulter leurs souvenirs personnels. Non seulement leur vie est mauvaise, mais les œuvres qu’ils produisent sont nécessairement incomplètes ; le conseil d’André Chénier arrive à propos pour leur montrer qu’ils ont tenté l’impossible, et que la première condition de la véritable éloquence est la sincérité. Parler de l’amitié et vivre seul avec soi-même, c’est décrire une terre inconnue, c’est bégayer au hasard un idiome ignoré. Lors même que l’épître adressée à MM. Lebrun et de Brazais ne se distinguerait pas par une rare éloquence, il serait encore sage d’en recommander la lecture aux hommes qui pratiquent la poésie.

L’épître suivante, où André Chénier raconte sa répugnance pour la satire, peut passer à bon droit pour une satire excellente. Il paraît que, dans les dernières années du xviiie siècle, comme au temps où nous vivons, les salons étaient peuplés de vanités impatientes, et qu’alors comme aujourd’hui nombre de poètes croyaient leur journée perdue s’ils n’avaient recueilli, entre le lever et le coucher du soleil, les applaudissemens d’un auditoire dévoué. Alors comme aujourd’hui, au lieu de consacrer à l’achèvement d’une œuvre long-temps méditée des veilles laborieuses, au lieu de ne solliciter les suffrages qu’après les avoir mérités par leur persévérance, les hommes qui prétendaient vivre pour la gloire ne travaillaient en réalité que pour la vogue. À toute heure de la journée ils étaient prêts à réciter leurs vers pour être applaudis. André Chénier, tout en refusant de traiter la satire, ne peut taire cependant les nombreuses sollicitations qu’il a eu à subir, et il excuse de son mieux la lenteur volontaire, l’apparente stérilité de son imagination. Il n’improvise pas pour le plaisir