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beaucoup plus heureuse avec son nouveau mari qu’elle ne l’avait été avec celui dont elle me parlait.

Cet entretien me fit une profonde impression, et je commençai à réfléchir sur cette nécessité de faire du mariage une affaire, et sur l’humiliation d’être recherchée à cause d’un nom ou à cause d’une dot. Je résolus de ne pas me marier, et quelque temps après, causant encore avec ma mère, je lui déclarai ma résolution, pensant qu’elle l’approuverait. Elle en sourit et me dit que le temps n’était pas éloigné où mon cœur aurait besoin d’une autre affection que la sienne. Je lui assurai le contraire ; mais peu à peu je sentis que j’avais parlé témérairement, car un insupportable ennui me gagnait à mesure que nous quittions notre vie douce et retirée de Venise, pour les voyages et pour la société brillante des autres villes. Puis, comme j’étais très grande et très avancée pour mon âge, à peine étais-je sortie de l’enfance qu’on me parlait déjà de choix et d’établissement, et chaque jour j’entendais discuter les avantages et les inconvéniens d’un nouveau parti. Je ne sentais pas encore l’amour s’éveiller en moi, mais je sentais la répugnance et l’effroi qu’inspirent aux femmes bien nées les hommes sans cœur et sans esprit. J’étais difficile. Ayant vécu avec une si bonne mère, ayant été idolâtrée par elle, quel homme ne m’eût-il pas fallu rencontrer pour ne pas regretter amèrement son joug aimable et sa tendre protection ! Ma fierté, déjà si irritable par elle-même, s’irrita chaque jour davantage à l’aspect de ces hommes si vains, si nuls et si guindés, qui osaient prétendre à moi. Je tenais à la naissance, parce que jusque-là je m’étais imaginé que les races illustres étaient supérieures aux autres en courage, en mérite, en politesse, en libéralité. Je n’avais vu la noblesse que du fond de la galerie de portraits du palais Aldini. Là tous mes aïeux m’apparaissaient dans leur gloire, ayant tous leurs grands faits d’armes ou leurs pieuses actions consignées sur des bas-reliefs de chêne. Celui-ci avait racheté trois cents esclaves à des corsaires barbaresques pour leur donner la vraie religion et la liberté ; celui-là avait sacrifié tous ses biens pour le salut de la patrie dans une guerre ; un troisième avait versé pour elle tout son sang au champ d’honneur. Mon admiration pour eux était donc légitime, et je ne sentais pas leur sang couler moins chaud et moins généreux dans mes veines. Mais combien les descendans des autres patriciens me parurent dégénérés ! ils n’avaient plus de leur race qu’une insupportable suffisance et des prétentions révoltantes. Je me demandais où était la noblesse ; je ne la trouvais