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DE LA FABLE DE PROMÉTHÉE.

votre victoire sur la nature ; triomphez ; faites vous-mêmes votre apothéose. Après cela, vous ne trouverez néanmoins que ce que la terre possède, et qui a déjà tant embarrassé vos ancêtres, à savoir : les inquiétudes, les sueurs amères, le néant des choses finies, le temps qui dévore tout, et, pour couronnement, la mort, l’inévitable mort. Tant que vous n’aurez pas affranchi le monde de cette dernière infirmité, je vous avertis qu’il manque quelque chose d’important à votre triomphe, et je me ris par avance de vos promesses. Pensez-vous être les premiers qui aient voulu lier le genre humain tout vivant au cadavre du globe, et qui, possédant la terre, aient cru posséder le ciel ? Cette illusion a toujours reparu dans les temps de défaillance et de servitude morale. Qu’il y a long-temps que les peuples, s’agenouillant dans le désert autour du veau d’or, crurent que c’était là le but de leurs travaux, et qu’il fallait s’y arrêter ! Et, au contraire, ce fut le moment où il fallut se relever et marcher au-devant de meilleures destinées. Plus tard, les affranchis dans Rome ne songèrent, comme vous, qu’à leur pécule. Et pourtant de plus hautes pensées ne manquèrent pas d’envahir les esprits et d’emporter le monde. De même aujourd’hui, les démocraties modernes, ou seront condamnées à une honteuse infériorité à l’égard des pouvoirs qui les ont précédées, ou se mettront à la tête des éternelles et splendides doctrines du genre humain ; justice, amour, beauté, immortalité, héroïsme, conscience, plaisirs de l’ame, traditions de toutes les intelligences, qui ont éclairé et orné les temps passés, ne périront pas si tôt, et l’humanité ne sera point inféodée à la matière et au sépulcre. Relevons donc nos cœurs en prenant possession du gouvernement du monde, ou, ne le pouvant, retournons à la glèbe. Entre ces choses, point de milieu. Il faut choisir.


E. Quinet.