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à la paroi du roc. Le soir, quand tous étaient rentrés dans leur nid, ils retiraient l’échelle derrière eux, s’isolant ainsi du reste de l’île, et n’ayant plus rien à redouter des hommes. Peu à peu les ermites de Grunista étaient devenus moins nombreux : le père d’Eda était mort, son jeune frère s’était fait pêcheur et vivait dans une autre partie de l’île, et enfin quand sa mère était devenue victime de Patrick, Eda était restée seule habitante du rocher. Les paysans des hameaux voisins, inquiets, pour elle, de la voir isolée de la sorte, l’avaient plus d’une fois engagée à venir habiter parmi eux ; toutes les femmes eussent voulu lui servir de mère, tous les jeunes gens et les jeunes filles de frères et de sœurs. Mais Eda s’opiniâtrait. Depuis la mort de Magnus et de Sweyn, quoique le péril fût plus grand que jamais, sa résolution était la même ; et quand on la pressait de quitter sa solitaire retraite, elle répétait résolument que tant que le roc de Grunista serait debout, elle n’aurait pas d’autre demeure.

Nous avons oublié de dire que la plate-forme de Grunista n’est accessible que d’un côté et sur un seul point. Les aspérités du roc, et des mousses ou des plantes aquatiques qui recouvrent des trous pleins d’eau, ne permettent pas de placer des échelles en aucun endroit. Cette partie accessible de la roche présente même de grands dangers, la base de l’échelle ne reposant que sur une étroite corniche fort élevée au-dessus du niveau de la plaine, à laquelle conduit un escalier taillé dans le roc. Des trous ont été percés dans le massif de la corniche, et c’est dans ces trous qu’on assujettit les pieds de l’échelle, qui autrement pourrait glisser, quand on veut monter ou descendre.

Ce n’était pas un caprice de jeune fille, c’était un plan bien arrêté qui retenait Eda sur ce roc isolé. Les terreurs des paysans qui l’engageaient à ne pas vivre ainsi seule, lui paraissaient fondées ; elle s’attendait à une nouvelle attaque de la part de son redoutable ennemi. Loin de craindre cette attaque, elle la désirait, certaine qu’elle était d’en profiter pour sa vengeance. Le jour elle s’écartait peu du rocher et ne sortait qu’accompagnée ; le soir elle retirait soigneusement son échelle après elle ; elle plaçait ensuite plusieurs grosses pierres sur le rebord de la corniche. Ces pierres, à demi suspendues sur le précipice, et que leur seul poids retenait, devaient infailliblement tomber, si l’on essayait de gravir le rocher de ce côté. Si leur poids n’écrasait pas l’assaillant, le bruit de leur chute avertirait du moins la jeune fille du péril qu’elle courait. Eda ne s’était pas trompée dans ses prévisions. Un soir que, retirée dans sa cabane et veillant comme une sentinelle