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RÉPONSE À GEORGE SAND.

Je ne crois pas m’être égaré, madame, en blâmant, dans la théorie du droit que produit le Livre du peuple, l’absence de l’intelligence puisque M. de La Mennais s’adressait au peuple pour lui exposer ses droits et ses devoirs, il devait lui faire connaître les véritables caractères de la souveraineté sociale, dont la première condition est l’intelligence. Examinez ce point, et vous trouverez qu’il est impossible à l’homme de ne pas mettre la raison du pouvoir dans la supériorité de l’esprit. Mais l’intelligence a pour compagne et pour instrument la volonté, et l’union de l’intelligence et de la volonté a pour résultat la puissance. Dire que Dieu est souverain, c’est dire une chose simple et vraie, car la cause suprême conçoit, veut et agit du même coup. Dire que la raison est souveraine, c’est reconnaître en elle l’essence de Dieu même, et proclamer le principe de la civilisation moderne, depuis la ruine du moyen-âge. Dire que le peuple est souverain, c’est l’identifier avec l’humanité même, et l’engager à conformer ses actes aux lois de Dieu et de la raison. La souveraineté appartient donc en réalité à Dieu, en principe à l’esprit, en droit et en espérance au peuple.

Pour nous, vous le voyez, la souveraineté du peuple n’est pas dans la collection des souverainetés individuelles. Et d’abord qu’est-ce que la souveraineté de l’individu ? cela veut-il dire que l’homme est souverain de lui-même, ou souverain dans la société ? La différence est grande, et il vaudrait la peine de définir les termes. Que chaque homme ait un droit imprescriptible à maintenir et à développer sa liberté, voilà un principe hors de toute controverse entre nous : maintenant, pour l’investir de droits politiques et de puissance sociale, que lui demanderons-nous ? Vous paraissez disposée à vous contenter de sa qualité d’homme, pour le proclamer citoyen habile et capable ; je suis plus difficile : l’homme naturel ne me suffit pas ; il me faut l’homme social avec les développemens et les mérites de l’éducation.

Ériger le total des volontés individuelles en souveraineté sociale n’est pas raisonnable, car aujourd’hui nous ne pouvons plus dire avec Rousseau : « S’il plaît au peuple de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » Ce droit, ou plutôt ce devoir doit être rempli par ceux à qui leurs études et leurs connaissances permettent d’apprécier et de servir les intérêts sociaux. Et puisque j’ai prononcé le nom de Rousseau, je voudrais rappeler en passant la mission de ce grand homme. En face des institutions et des lois que le moyen-âge avait léguées à l’Europe moderne, où dominaient encore les instincts des premières mœurs, les accidens de la con-