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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/590

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REVUE DES DEUX MONDES.

seule tentative de vol. Elle était peinte et équipée comme toutes les autres gondoles, et pourtant tout le monde la connaissait ; les enfans même disaient, en la voyant : « Voilà la gondole du masque. » Quant à la manière dont elle marchait, et à l’endroit d’où elle amenait le soir et où elle remmenait le matin sa maîtresse, nul ne le pouvait seulement soupçonner. Les douaniers garde-côtes avaient bien vu souvent glisser une ombre noire sur les lagunes, et, la prenant pour une barque de contrebandier, lui avaient donné la chasse jusqu’en pleine mer ; mais, le matin venu, ils n’avaient jamais rien aperçu sur les flots qui ressemblât à l’objet de leur poursuite, et, à la longue, ils avaient pris l’habitude de ne plus s’en inquiéter, et se contentaient de dire, en la revoyant : « Voilà encore la gondole du masque. » La nuit, le masque parcourait la ville entière, cherchant on ne sait quoi. On le voyait tour à tour sur les places les plus vastes et dans les rues les plus tortueuses, sur les ponts et sous la voûte des grands palais, dans les lieux les plus fréquentés ou les plus déserts. Il allait tantôt lentement, tantôt vite, sans paraître s’inquiéter de la foule ou de la solitude, mais ne s’arrêtait jamais. Il paraissait contempler avec une curiosité passionnée les maisons, les monumens, les canaux, et jusqu’au ciel de la ville, et savourer avec bonheur l’air qui y circulait. Quand il rencontrait une personne amie, il lui faisait signe de le suivre, et disparaissait bientôt avec elle. Plus d’une fois il m’a ainsi emmenée, du sein de la foule, dans quelque lieu désert, et il s’est entretenu avec moi des choses que nous aimions. Je le suivais avec confiance, parce que je savais bien que nous étions amis ; mais beaucoup de ceux à qui il faisait signe n’osaient pas se rendre à son invitation. Des histoires étranges circulaient sur son compte et glaçaient le courage des plus intrépides. On disait que plusieurs jeunes gens, croyant deviner une femme sous ce masque et sous cette robe noire, s’étaient enamourés d’elle, tant à cause de la singularité et du mystère de sa vie que de ses belles formes et de ses nobles allures, et, qu’ayant eu l’imprudence de la suivre, ils n’avaient jamais reparu. La police, ayant même remarqué que ces jeunes gens étaient tous Autrichiens, avait mis en jeu toutes ses manœuvres pour les retrouver et pour s’emparer de celle qu’on accusait de leur disparition. Mais les sbires n’avaient pas été plus heureux que les douaniers, et l’on n’avait jamais pu ni savoir aucune nouvelle des jeunes étrangers, ni mettre la main sur elle. Une aventure bizarre avait découragé les plus ardens limiers de l’inquisition viennoise. Voyant qu’il était impossible d’attraper le masque la nuit dans Venise, deux des argousins les plus zélés résolu-