Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/603

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
599
L’ORCO.

Un chœur de malédictions éclata sur le Bucentaure qui s’approchait avec une rapidité toujours croissante. Puis un nouveau silence se fit, et la voix reprit :

— Hais-tu ou aimes-tu ?

L’inconnue hésita un moment ; puis, d’une voix éclatante comme le tonnerre, elle s’écria : — J’aime ?

Alors la voix dit :

— Tu as accompli ta destinée. Tu aimes l’Autriche ! Meurs, Venise !

Un grand cri, un cri déchirant, désespéré, fendit l’air, et Franz disparut sous les flots. En remontant à la surface, il ne vit plus rien, ni la gondole, ni le Bucentaure, ni sa bien-aimée. Seulement, à l’horizon, brillaient de petites lumières ; c’étaient les fanaux des pêcheurs de Murano. Il nagea du côté de leur île, et y arriva au bout d’une heure. Pauvre Venise !


Beppa avait fini de parler ; des larmes coulaient de ses yeux. Nous les regardâmes couler en silence, sans chercher à la consoler. Mais tout d’un coup elle les essuya, et nous dit avec sa vivacité capricieuse : Eh bien ! qu’avez-vous donc à être si tristes ? Est-ce là l’effet que produisent sur vous les contes de fées ? N’avez-vous jamais entendu parler de l’Orco, le Trilby vénitien ? Ne l’avez-vous jamais rencontré le soir, dans les églises ou sur les lagunes ? C’est un bon diable, qui ne fait de mal qu’aux oppresseurs et aux traîtres. On peut dire que c’est le véritable génie de Venise. Mais le vice-roi ayant appris indirectement et confusément l’aventure périlleuse du comte de Lichtenstein, fit prier le patriarche de faire un grand exorcisme sur les lagunes, et depuis ce temps l’Orco n’a point reparu.


George Sand.