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LETTRES SUR L’ÉGYPTE.

donnée existait dans les pays européens, et dans tous les autres pays du globe, quel avantage n’en résulterait-il pas pour le commerce et l’industrie !

Lorsque les fellahs ont besoin de bœufs pour labourer, de sakiehs pour arroser leurs terres, d’ustensiles aratoires, de semences, le gouvernement les leur fournit, sauf à régler ses avances lors de la livraison des récoltes. Il se charge aussi d’entretenir les canaux et les digues ; il répartit les eaux, aussi indispensables à la production que les terres. Mais il demeure maître du travail agricole ; les cheyks-el-beled, surveillés par les autres fonctionnaires, choisissent les terrains, divisent et règlent les cultures. Débarrassé de ce soin, le fellah travaille avec plus d’ardeur ; chaque culture est mieux appropriée au sol qui lui convient ; il y a plus d’harmonie dans les efforts, moins de frais et de perte de temps. Pendant trois mois de l’année, le pacha fait la tournée de ses terres ; il inspecte les cultures, les canaux, les schounas, les finances ; il reçoit les rapports sur la conduite de ses employés ; il punit ou récompense, élève ou abaisse ; il anime enfin de sa présence ce mode d’exploitation, qui est assez dans les tendances et dans le caractère des Égyptiens.

Après la récolte, chaque fellah apporte le produit de son travail. Le gouvernement fixe le prix auquel il paiera chaque denrée. C’est le maximum de la révolution française transporté à l’agriculture. Ce système n’a point été inventé à la fin du dernier siècle ; dès la plus haute antiquité, il était employé dans l’Inde pour les produits de la terre. Il a en effet de grands avantages ; il établit l’unité et la régularité, bases de toute justice ; il économise le temps ; il épargne aux producteurs toutes les tribulations de la concurrence, tous les soucis du débouché. Si le gouvernement donnait aux fellahs le même prix qu’il doit retirer des négocians qui lui achètent les produits d’Égypte, sauf 5 ou 6 pour 100 pour sa commission et ses frais, ce système pourrait être regardé comme irréprochable. Mais, pour se mettre à l’abri de toutes les chances de perte, Mohammed-Ali a toujours soin de laisser une marge de 80 à 100 pour 100, et quelquefois davantage, entre le prix qu’il donne aux fellahs et le prix probable des enchères d’Alexandrie. Les frais de transport et d’emmagasinement ne s’élèvent guère qu’à 5 ou 6 pour 100, de sorte qu’il reste encore au gouvernement un bénéfice énorme sur le monopole des produits indigènes. Le chiffre de ce bénéfice figure au budget pour 84,000,000 de piastres. Il est évident que cette somme entrerait en partie dans la poche du fellah, en partie dans celle du négociant, si le commerce était libre. Mais elle est indispensable au pacha pour ses armemens militaires. S’il était débarrassé du pied de guerre, il pourrait payer plus cher les produits, faire refluer la plus grande partie de cet argent dans les mains des cultivateurs, et améliorer ainsi leur position. Ce n’est donc pas le monopole en lui-même qui est mauvais, c’est plutôt l’usage qu’on en fait.

Le gouvernement égyptien solde les fellahs avec le miri, ensuite avec les avances qui leur ont été faites pour la culture de leurs terres, pour leur nourriture et leur vêtement. C’est encore un des avantages du monopole, qui permet une vaste circulation de produits par la seule intervention du gouver-