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réelle sympathie, car, du moins, ces deux figures appartiennent à la famille humaine, tandis que les autres personnages du livre résument à plaisir tous les genres de difformité. Si les amours d’Ethel et d’Ordener rappellent à la mémoire la plus paresseuse tous les romans anonymes feuilletés au collége, du moins ces amours sont possibles, et cette qualité, si insignifiante en apparence, mérite d’être signalée dans un livre de M. Hugo ; car l’auteur de Notre-Dame a commencé de bonne heure à poser sa fantaisie comme supérieure et même comme contraire à la raison. Quand un de ses personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de la vie commune, il faut remercier le poète de sa généreuse condescendance, de son respect pour le modèle humain. La lecture de Han d’Islande ne suscite aucune question sérieuse ; le sujet, la conception et l’exécution échappent à la fois à la louange et au reproche ; et malgré son admiration avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n’ignore pas que ce livre est digne, tout au plus, de prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait donc de l’injustice à insister sur la nullité de ce roman ; mais il importe de remarquer que la prédilection de M. Hugo pour les monstres s’est signalée pour la première fois dans le roman de Han d’Islande.

Dans Bug Jargal, nous retrouvons cette prédilection traduite sous une forme moins hideuse, mais avec une persévérance qui indique un système arrêté. Il est impossible en effet de méconnaître l’intime parenté qui unit Han d’Islande et le nain Habibrah. Il y a, j’en conviens, plus de nouveauté, plus d’originalité si l’on veut, dans le personnage d’Habibrah ; mais cette originalité, ramenée à sa plus simple expression, n’est, à tout prendre, que l’union de la laideur morale et de la laideur physique. Si Habibrah excite moins de dégoût que Han d’Islande, c’est que la ruse domine chez lui la férocité, c’est qu’il met au service d’un corps incomplet un esprit d’une vivacité, d’une souplesse singulière, c’est qu’il y a dans sa scélératesse un côté savant qui soutient l’attention. L’amour du capitaine d’Auverney pour Marie n’est guère plus neuf que l’amour d’Ordener pour Ethel ; mais, grâce à la richesse du paysage qui encadre cet amour, nous acceptons comme inventé ce que nous avons déjà lu cent fois. Le dévouement et la générosité de Bug Jargal méritent seuls d’être loués, comme un ressort habilement mis en œuvre. Le personnage de cet esclave sublime se distingue par l’animation et la simplicité. Le style de Bug Jargal est évidemment supérieur au style de Han d’Islande ; mais il ne faut pas oublier que Bug Jargal, composé à l’âge de seize ans, a été remanié et refait en grande partie huit ans plus tard, lorsque l’auteur avait