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du gouvernement ottoman tous nos torts envers lui, réveilla les souvenirs amers de Tilsitt et d’Erfurth, lui montra les empereurs de France et de Russie également irrésolus, dominés par un ardent désir d’éviter la guerre, et disposés peut-être à sceller, comme à Tilsitt, leur réconciliation par un démembrement complet de la Turquie d’Europe. La fermeté d’ame de Mahmoud venait se briser contre tant de difficultés ; tout ce qui l’entourait était vendu aux Anglais ou découragé par les malheurs publics.

Un homme se chargea, dans cette déplorable crise, du plus infâme de tous les rôles. Le premier drogman de la Porte, Moruzzi, Grec d’origine, dévoué à l’Angleterre et à la Russie qui l’avaient acheté à prix d’or, se chargea de semer la corruption ou le découragement dans le sein du divan, ainsi que parmi les ministres et les chefs du camp. Ce fut lui qui, tenant dans ses mains tous les fils des négociations de la Porte avec les cours de l’Europe, abusa de sa haute position pour tromper la confiance de son maître, égarer son esprit, défigurer à ses yeux la vérité, et ne lui laisser d’autre refuge qu’une paix déshonorante. C’est Moruzzi qui fut le véritable auteur de la paix de Bucharest.

Cependant, avant de s’y résoudre, Mahmoud voulut connaître l’opinion des grands de l’état : il convoqua un divan extraordinaire où furent appelés les chefs de la loi, les agas des janissaires et tous les ministres, et il lui soumit la grande question de la paix ou de la guerre. Sur cinquante-quatre membres qui composaient ce conseil, cinquante opinèrent pour la paix, et quatre seulement pour la continuation de la guerre. La corruption, l’ignorance et la lâcheté dictèrent cet arrêt solennel. Mahmoud céda enfin : tout ce que son énergie put arracher à l’esprit timoré de ses ministres, ce fut d’obtenir d’importantes modifications aux dernières conditions de Kutusoff. Il exigea qu’au lieu de la rivière du Siresth, ce fût la rivière du Pruth qui servît de limite en Europe aux deux empires ; que le port d’Ocana, demandé par la Russie, restât à la Turquie ; que la Servie, dont ils réclamaient l’indépendance, continuât de vivre sous les lois de la Porte ; enfin qu’ils renonçassent aux vingt millions de piastres par eux exigés. La cour de Saint-Pétersbourg n’était point en situation de se montrer difficile : l’important pour elle n’était point de conclure avec la Turquie une paix glorieuse, mais de faire la paix. Elle consentit aux changemens réclamés par les plénipotentiaires ottomans, et la paix fut signée le 28 mai 1812.

À peine le sultan eut-il signé cette déplorable paix, qu’il en eut comme un cruel remords. Notre ambassadeur, le général Andréossy, était parvenu à lui faire connaître les criminelles intrigues de Moruzzi. La paix, une fois signée, devenait un fait accompli ; mais Mahmoud voulut du moins se venger sur son infidèle sujet : il fit tomber la tête du premier drogman et celle de son frère, qui avait trempé dans ses crimes, et confisqua leurs immenses richesses, fruit de leur trahison.

Cependant l’empereur Napoléon avait pris de longue main ses mesures pour que la marche de ses armées sur la Vistule commençât immédiatement