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cette conférence par ces mots : « Aucun de ces débats, colonel Czemicheff, ne vaut un coup de canon ; retournez auprès de l’empereur Alexandre : vous lui remettrez cette lettre ; dites-lui bien surtout que je le prie de ne pas différer davantage la négociation qui doit mettre fin à tous ces malentendus. »

Ainsi l’empereur Napoléon semble tenter un dernier effort pour éviter la guerre ; il se montre, dans cet entretien avec l’aide-de-camp de l’empereur Alexandre, animé des dispositions les plus pacifiques ; mais ces dispositions ne sont qu’apparentes. La démarche qu’il vient de faire est un acte mélangé de bonne foi et de ruse, visant à un double but. Il dit franchement sa pensée lorsqu’il pose les conditions dont il fait dépendre le maintien de la paix : ces conditions sont bien réellement son ultimatum, quoiqu’il évite de leur donner ce nom, et il désire ardemment que le czar les accepte, ou plutôt qu’il les subisse avec l’humilité du faible qui reçoit la loi du plus fort. Sa démarche est un piége tendu à son ennemi, en ce sens qu’il veut, à la faveur d’une dernière négociation toute pacifique, enchaîner son bras, gagner deux mois, et arriver à temps sur la Vistule pour sauver le duché de Varsovie.

Cette pensée se manifeste dans les instructions que reçoit notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. « Il faut faire comprendre au cabinet russe, lui écrit le duc de Bassano (dépêches du 18 février), que rassembler 400,000 hommes sur l’Oder et la Vistule, ce n’est pas commencer la guerre, mais sortir d’une position humiliante, rétablir l’équilibre entre les deux forces rivales, et se mettre en mesure de discuter sur un pied d’égalité. Il faut absolument, ajoute le ministre, éviter une rupture pour le moment et gagner du temps. » Dans ce but, notre ambassadeur doit commencer par nier tous mouvemens de nos troupes sur l’Oder ; puis, lorsqu’il ne sera plus possible de les dissimuler, déclarer qu’elles ne franchiront point ce fleuve ; enfin, lorsqu’elles s’avanceront de l’Oder sur la Vistule, il dira que ce mouvement n’est point hostile, que S. M. veut être à même de négocier avec tous ses avantages, et de protéger ses alliés menacés. Il proposera, comme de lui-même, une entrevue ou congrès entre le Niémen et la Vistule. Si un seul cosaque entre sur le territoire du grand-duché, Lauriston quittera Saint-Pétersbourg et annoncera la guerre déclarée.

La ruse de Napoléon eut un succès complet. Le chancelier Romanzoff et une partie du conseil d’Alexandre prirent au sérieux la mission dont avait été chargé Czemicheff, et espérèrent de bonne foi que, lorsque les armées et les empereurs se trouveraient en présence, tout pourrait s’arranger par la voie des négociations. Alexandre ne partageait point la confiance de Romanzoff. La sagacité de son esprit lui montrait un piége là où son ministre s’obstinait à voir un effort sincère de la part de son rival pour négocier. Aussi ce prince inclinait-il visiblement à adopter l’opinion de quelques-uns de ses généraux, principalement du général Beningsen, qui regardaient l’entrée d’un soldat français sur le territoire prussien comme une véritable déclaration de guerre à la Russie, et qui demandaient que 200,000 Russes pénétrassent aus-