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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/296

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laissèrent de l’autre côté du Rhin. De même les Gaulois, qu’ils assujettirent, étaient des peuples dégénérés : de cette merveilleuse civilisation enfantée par Athènes et par Rome, il ne subsistait plus que des mœurs dissolues et des institutions énervées. Ainsi, de part et d’autre, chez les vainqueurs et chez les vaincus, tout était en décadence, tout était en désorganisation. Il ne restait plus aux uns que les instincts grossiers et malfaisans des peuples barbares, aux autres que la corruption des peuples civilisés : c’était ce qui valait le moins dans la barbarie comme dans la civilisation. Aussi, lorsqu’ils furent réunis, n’eurent-ils guère à mettre en commun, pour fonder une société nouvelle, que des ruines et des vices. Mais, il faut le dire, la part apportée par les conquérans était de beaucoup la plus mauvaise des deux. L’esprit d’indépendance qui les animait, n’était autre qu’un penchant irrésistible à se livrer sans règle et sans frein à leurs passions farouches et à leurs appétits brutaux. La liberté qu’ils connaissaient, la liberté qui leur était chère et pour laquelle ils bravaient les dangers, était la liberté de faire le mal. Du reste, avides de posséder quelque chose, ils s’efforçaient à tout prix d’acquérir davantage ; et lorsqu’ils affrontaient la mort, c’était moins par dédain pour la vie, que par amour pour le butin. C’est en vain que la poésie, et l’esprit de système prennent à tâche d’exalter les Germains, de grandir et d’ennoblir leur caractère, et de les peindre comme ayant, par leur mélange avec les Romains, retrempé l’état social ; lorsqu’on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérans de l’empire d’Occident, on est fort en peine de trouver quelque bien dont on puisse leur faire honneur. Le plus profond et le plus vrai des historiens de nos jours nous a déjà déchargés de la plupart de nos prétendues obligations envers eux, et leur a retranché grand nombre de vertus qui ne leur appartenaient pas et dont ils avaient été ornés gratuitement. Toutefois il me semble qu’il ne les a pas encore

    cela des premiers une opinion très favorable ; je suis même persuadé qu’ils ne valaient guère mieux que les Germains de Grégoire de Tours. Les uns et les autres étaient des peuples féroces et bien peu ressemblans aux peuples de l’Allemagne actuelle. La cause qu’ils soutinrent contre les Romains, et qu’ils gagnèrent à la fin, était, si j’ose le dire en présence des écrivains de l’opposition historique et germanique, la cause de la barbarie, la mauvaise cause. Aussi, tandis qu’en lisant l’histoire, les écrivains dont je parle font des vœux pour un Hermann (Arminius), ou pour un autre héros de la Germanie en guerre avec Rome, je fais, je l’avoue, des vœux tout différens. Les victoires qui les réjouissent, je les déplore. Elles sont, à mes yeux, la défaite des lettres, des arts, des sciences, la ruine de la civilisation, le malheur de l’humanité. Tout corrompus qu’étaient les Romains, je les préfère à leurs ennemis ; le régime qu’ils apportaient avec eux était bien meilleur que celui qu’ils trouvaient établi dans les forêts d’outre-Rhin, et dont la loi salique, le chef-d’œuvre des institutions germaniques, peut nous donner une idée. Les dissensions, les guerres et les déplacemens continuels des Germains déposent, même dans Tacite, de la vie misérable qu’ils menaient. C’est pourquoi je ne doute pas que s’ils avaient subi le joug de Rome, ils n’eussent été et meilleurs et plus heureux.