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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/339

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LE FILS DU TITIEN.

mais encore fallait-il le temps de s’en convaincre, et, pour cela, ce n’était pas trop d’un mois. Un mois se passa donc sans qu’il fût question de peinture. En revanche, il était beaucoup question d’amour, de musique sur l’eau, et de promenades hors de la ville. Les grandes dames aiment quelquefois mieux une secrète partie de plaisir dans une auberge des faubourgs, qu’un petit souper dans un boudoir. Béatrice était de cet avis, et elle préférait aux dîners mêmes du doge un poisson frais mangé en tête à tête avec Pippo sous les tonnelles de la Quintavalle. Après le repas, ils montaient en gondole, et s’en allaient voguer autour de l’île des Arméniens ; c’est là, entre la ville et le Lido, entre le ciel et la mer, que je conseille au lecteur d’aller, par un beau clair de lune, faire l’amour à la vénitienne.

Au bout d’un mois, un jour que Béatrice était venue secrètement chez Pippo, elle le trouva plus joyeux que de coutume. Lorsqu’elle entra, il venait de déjeuner, et se promenait en chantant ; le soleil éclairait sa chambre et faisait reluire sur sa table une écuelle d’argent pleine de sequins. Il avait joué la veille, et gagné quinze cents piastres à ser Vespasiano. De cette somme, il avait acheté un éventail chinois, des gants parfumés et une chaîne d’or faite à Venise, et admirablement travaillée ; il avait mis le tout dans un coffret de bois de cèdre incrusté de nacre, qu’il offrit à Béatrice.

Elle reçut d’abord ce cadeau avec joie, mais bientôt après, lorsqu’elle eut appris qu’il provenait d’argent gagné au jeu, elle ne voulut plus l’accepter. Au lieu de se joindre à la gaieté de Pippo, elle tomba dans la rêverie. Peut-être pensait-elle qu’il avait déjà moins d’amour pour elle, puisqu’il était retourné à ses anciens plaisirs. Quoi qu’il en fût, elle vit que le moment était venu de parler, et d’essayer de le faire renoncer aux désordres dans lesquels il allait retomber.

Ce n’était pas une entreprise facile. Depuis un mois elle avait déjà pu connaître le caractère de Pippo. Il était, il est vrai, d’une nonchalance extrême pour ce qui regarde les choses ordinaires de la vie, et il pratiquait le far niente avec délices ; mais pour les choses plus importantes, il n’était pas aisé de le maîtriser, à cause de cette indolence même, car dès qu’on voulait prendre de l’empire sur lui, au lieu de lutter et de disputer, il laissait dire les gens et n’en faisait pas moins à sa guise. Pour arriver à ses fins, Béatrice prit un détour et lui demanda s’il voulait faire son portrait.

Il y consentit sans peine ; le lendemain il acheta une toile, et fit apporter dans sa chambre un beau chevalet de chêne sculpté qui avait appartenu à son père. Béatrice arriva dès le matin, couverte