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de se contredire ainsi elle-même, mais elle donnait à ces faux éloges, avec beaucoup d’habileté, un air de vraisemblance. Par ce moyen, elle parvenait souvent à exciter la mauvaise humeur de Pippo, et elle avait remarqué que, dans ces momens, il se mettait à l’ouvrage avec une vivacité extraordinaire. Il avait alors la hardiesse d’un maître, et l’impatience l’inspirait. Mais son caractère frivole reprenait bientôt le dessus. Il jetait tout à coup son pinceau : Allons boire un verre de vin de Chypre, disait-il, et ne parlons plus de ces sottises.

Un esprit aussi inconstant eût peut-être découragé une autre que Béatrice ; mais, puisque nous trouvons dans l’histoire le récit des haines les plus tenaces, il ne faut pas s’étonner que l’amour puisse donner de la persévérance. Béatrice était persuadée d’une chose vraie, c’est que l’habitude peut tout, et voici d’où lui venait cette conviction. Elle avait vu son père, homme extrêmement riche et d’une faible santé, se livrer, dans sa vieillesse, aux plus grandes fatigues, aux calculs les plus arides, pour augmenter de quelques sequins son immense fortune. Elle l’avait souvent supplié de se ménager, mais il avait constamment fait la même réponse : Que c’était une habitude prise dès l’enfance, qui lui était devenue nécessaire, et qu’il conserverait tant qu’il vivrait. Instruite par cet exemple, Béatrice ne voulait rien préjuger tant que Pippo ne se serait pas astreint à un travail régulier, et elle se disait que l’amour de la gloire est une noble convoitise qui doit être aussi forte que l’avarice.

En pensant ainsi, elle ne se trompait pas ; mais la difficulté consistait en ceci, que, pour donner à Pippo une bonne habitude, il fallait lui en ôter une mauvaise. Or, il y a de mauvaises herbes qui s’arrachent sans beaucoup d’efforts, mais le jeu n’est pas de celles-là ; peut-être même est-ce la seule passion qui puisse résister à l’amour, car on a vu des ambitieux, des libertins et des dévots, céder à la volonté d’une femme, mais bien rarement des joueurs, et la raison en est facile à dire. De même que le métal monnayé représente presque toutes les jouissances, le jeu résume presque toutes les émotions ; chaque carte, chaque coup de dé, entraînent la perte ou la possession d’un certain nombre de pièces d’or ou d’argent, et chacune de ces pièces est le signe d’une jouissance indéterminée. Celui qui gagne sent donc une multitude de désirs, et non-seulement il s’y livre en liberté, mais il cherche à s’en créer de nouveaux, ayant la certitude de les satisfaire. De là le désespoir de celui qui perd, et qui se trouve tout à coup dans l’impossibilité d’agir, après avoir manié des sommes énormes. De telles épreuves, répétées souvent, épuisent et exaltent à