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LE FILS DU TITIEN.

travaux qu’il osa obéir à son génie et laisser courir son pinceau ; encore eut-il quelquefois à s’en repentir, et il arriva à Michel-Ange de dire, en voyant une toile du Titien, qu’il était fâcheux qu’à Venise on négligeât les principes du dessin.

Or, au moment où se passait ce que je raconte, une facilité déplorable, qui est toujours le premier signe de la décadence des arts, régnait à Venise. Pippo, soutenu par le nom qu’il portait, avec un peu d’audace et les études qu’il avait faites, pouvait aisément et promptement s’illustrer ; mais c’était là précisément ce qu’il ne voulait pas. Il eût regardé comme une chose honteuse de profiter de l’ignorance du vulgaire ; il se disait, avec raison, que le fils d’un architecte ne doit pas démolir ce qu’a bâti son père, et que, si le fils du Titien se faisait peintre, il était de son devoir de s’opposer à la décadence de la peinture.

Mais pour entreprendre une pareille tâche, il lui fallait sans aucun doute y consacrer sa vie entière. Réussirait-il ? C’était incertain. Un seul homme a bien peu de force, quand tout un siècle lutte contre lui ; il est emporté par la multitude comme un nageur par un tourbillon. Qu’arriverait-il donc ? Pippo ne s’aveuglait pas sur son propre compte ; il prévoyait que le courage lui manquerait tôt ou tard, et que ses anciens plaisirs l’entraîneraient de nouveau ; il courait donc la chance de faire un sacrifice inutile, soit que ce sacrifice fût entier, soit qu’il fût incomplet ; et quel fruit en recueillerait-il ? Il était jeune, riche, bien portant, et il avait une belle maîtresse ; pour vivre heureux sans qu’on eût, après tout, de reproches à lui faire, il n’avait qu’à laisser le soleil se lever et se coucher. Fallait-il renoncer à tant de biens pour une gloire douteuse qui, probablement, lui échapperait ?

C’était après y avoir mûrement réfléchi que Pippo avait pris le parti d’affecter une indifférence qui, peu à peu, lui était devenue naturelle. Si j’étudie encore vingt ans, disait-il, et si j’essaie d’imiter mon père, je chanterai devant des sourds ; si la force me manque, je déshonorerai mon nom ; et, avec sa gaieté habituelle, il concluait en s’écriant : Au diable la peinture ! la vie est trop courte.

Pendant qu’il disputait avec Béatrice, le portrait restait toujours inachevé. Pippo entra un jour, par hasard, dans le couvent des Servites. Sur un échafaud élevé dans une chapelle, il aperçut le fils de Marco Vecellio, celui-là même qui, comme je l’ai dit plus haut, se faisait appeler aussi le Tizianello. Ce jeune homme n’avait, pour prendre ce nom, aucun motif raisonnable, si ce n’est qu’il était parent éloigné du Titien, et qu’il s’appelait, de son nom de baptême,