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accusa M. Ingres de vouloir ramener l’art à son enfance, et Landon et d’autres critiques crurent lui dire une grosse injure en l’appelant le moderne Pérugin. M. Ingres n’en persista pas moins. Le moment du triomphe n’était pas arrivé, il le savait, mais il ne doutait pas qu’il arrivât. Il lutta donc avec une rare persévérance contre le non-succès, et contre la misère qui en est l’ordinaire compagne. Les injures qui écrasent les gens médiocres ne le découragèrent pas ; et comme la France ne voulait pas de lui, il se fit italien. Il vécut à Rome et à Florence, se nourrissant de Raphaël et de Michel-Ange dont il parlait beaucoup, de Giotto et de Girlandajo dont il parlait moins, et même de Lucas de Leyde et d’Holbein dont il ne parlait pas du tout. Là, il jetait péniblement les fondemens d’une école italico-allemande, et attendait sa prochaine exaltation. Il attendit long-temps, mais enfin son heure vint. Il sut habilement profiter du moment d’anarchie qui suivit la grande réaction anti-davidienne pour revenir à Paris, et frapper un coup d’éclat. M. Ingres ne se croyait pas moins que le Bonaparte de la peinture, et il rêvait un dix-huit brumaire dans la république des arts. Il espérait écraser tous les partis ou les rallier, et il ne put qu’en former un. Loin d’hériter du grand empire de la peinture comme il le pensait, il n’hérita que d’un de ses départemens. Les révolutionnaires et les anarchistes exploitaient le reste, et ne paraissaient pas disposés à se laisser jeter par les fenêtres. M. Ingres était habile ; il avait tâté le terrain ; le succès lui paraissait douteux ; il se contenta de sa portion de souveraineté, et il planta glorieusement sa bannière, où il avait écrit Raphaël, sur des limites disputées. Il rallia néanmoins bon nombre de partisans et fit école.

Il y avait peut-être un peu d’affectation chez le nouveau chef d’école, mais il y avait encore plus de conviction. Les vétérans de l’école de David sentirent bien qu’ils ne pouvaient résister à ses attaques. Cette fois ce n’était plus le mouvement désordonné, l’enthousiasme irréfléchi, qui les prenait corps à corps ; c’était un enthousiasme raisonné ; M. Ingres, d’ailleurs, procédait, comme eux, plutôt d’une école que de la nature, d’une école sévère qu’ils regardaient, eux, comme la fille de l’art grec. M. Ingres avait en outre le bon sens de remonter pour la peinture aux maîtres de la peinture, et non aux chefs-d’œuvre de la sculpture antique ; son style était abstrait comme le leur, mais d’une abstraction plus réelle et plus facile à concevoir. Au lieu donc de continuer la guerre qu’ils lui avaient faite autrefois, quand les classiques le virent chef d’école, ils lui ouvrirent leurs rangs, et le proclamèrent un des leurs. Il y eut dès-lors coalition entre l’art grec et l’art italien, entre Phidias et Raphaël, pour résister aux attaques des novateurs et repousser l’invasion des barbares, comme les coalisés appelaient les romantiques ; mais les barbares furent les plus forts.

Dès l’année 1822, M. Eugène Delacroix, l’élève de Gros et le compagnon de Géricault, avait ramassé les armes que laissait échapper la main défaillante de son ami. Ces armes, c’étaient un crayon, peut-être un peu trop fougueux, un pinceau intrépide, une palette effrénée. Il joignait à ces moyens de succès