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système et le calcul au naturel et à la fougue. Nous ne prétendons pas dire pour cela que M. Gigoux manque absolument de naturel, ni que M. Delacroix ait renoncé à tout calcul. Tous deux ont fait de la peinture qu’on pourrait appeler réactionnaire, et ont ramené au Louvre ces Grecs et ces Romains qu’ils avaient aidé à en chasser, mais tous deux dans un but différent et avec une manière de voir diamétralement opposée : M. Delacroix, pour obéir à un caprice d’imagination, à son instinct d’homme énergique ; M. Gigoux, avec un parti pris raisonné, une volonté systématique. Nous avons tort peut-être d’appeler la peinture de M. Delacroix réactionnaire, car M. Delacroix n’a songé en aucune façon à faire de la réaction, soit contre lui-même, soit contre son école. La fuite de Médée furieuse lui a paru un excellent sujet de peinture vigoureuse et sentie, et il a peint la fuite de Médée. M. Gigoux, au contraire, a moins songé à être lui qu’à ne pas ressembler aux autres. L’antiquité est passée de mode, s’est-il dit, peintres et critiques en sont fatigués ; tous ont quitté les Grecs et les Romains pour le moyen-âge ; faire comme eux c’est suivre la foule ; passons, nous, du moyen-âge aux Grecs et aux Romains. M. Gigoux s’est donc hardiment posé contre-révolutionnaire. Il a taillé en pleine antiquité ; il est même retourné au bas-relief avec des vues nouvelles, il est vrai, avec des prétentions à la connaissance typique des races et à l’érudition historique, qui ne sont pas, à notre avis, du ressort de la peinture ; nous doutons fort néanmoins que M. Gigoux fasse une contre-révolution. C’est une rude tâche qu’il a entreprise ; il faut, pour l’accomplir, autre chose que de l’audace et de la volonté, il faut la science, un génie fécond et de fortes et spéciales études. M. Gigoux ne manque ni d’audace, ni de volonté : dans maintes occasions il s’est montré homme de talent ; il paraît surtout animé d’un immense besoin d’originalité ; mais sa force est-elle en raison de son ambition ? Sait-il assez ? Son tableau de Cléopâtre et Antoine essayant des poisons nous en ferait presque douter. Nous ne décrirons ni n’analyserons cette grande page qui a déjà épuisé toutes les formules de l’éloge et de la critique. Nous dirons seulement que ce sujet nous paraît impossible et mal choisi ; qu’en admettant la donnée du peintre, nous trouvons l’ordonnance de cette vaste machine froide et symétrique ; le soleil de l’Égypte, de M. Gigoux, est bien pâle, il n’a pu rendre fou cet Antoine qui n’avait qu’un pas à faire pour être maître du monde, et qu’une femme arrête en chemin. Cléopâtre n’est pas non plus assez belle. M. Gigoux, préoccupé par le grand air qu’il a voulu imprimer à la tête, l’a même fait grimacer ; nous n’aimons pas la bouche dédaigneuse qu’il lui a donnée, elle rappelle trop Michel-Ange, et la madone de M. Ingres, dans le tableau du Vœu de Louis XIII. Chaque groupe est bien entendu isolément, mais tous ces groupes ne sont pas assez liés entre eux ; la grande affaire du poison ne les occupe que médiocrement, et je ne vois nulle part le désordre que je m’attendais à trouver dans la monstrueuse et terrible orgie, et qui seul pouvait atténuer ce que le sujet avait d’atroce. Ce tableau, du reste, plein de détails riches et bien traités, se distingue par d’éminentes qualités. La pâte en est large, quoique trop