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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/416

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REVUE DES DEUX MONDES.

des grands scrutateurs du cœur humain, des grands peintres de caractère et de passions. Travaillant sur un fonds immense et immuable, ils ont tous pu devenir originaux, traiter vingt fois la même matière, sans l’épuiser et sans se rencontrer. Lovelace ne tue pas don Juan, Werther n’empêche pas René, René n’éteint pas Adolphe ; Robinson, avec sa sublime espérance en Dieu, n’a rien détruit de l’effet divin que produit sur les ames la résignation douce et tranquille du Vicaire de Wakefield. L’ame humaine, ce réceptacle de toutes les passions, cette caverne où se remuent les vertus et les vices sous les formes les plus complexes et les plus variées, est assez vaste pour contenir des milliers de voyageurs, et assez riche pour défrayer des milliers d’exploitans.

De nos jours, en France, nous avons vu abonder les imitateurs du romancier écossais. Pressée d’en finir avec le faux idéal classique, les héros grecs et romains mal compris, la jeunesse littéraire de la restauration prêta avidement l’oreille aux contes magiques de l’Arioste du Nord. Reportant ses yeux sur le passé de la France, et sur les richesses poétiques du pays, elle donna naissance à une multitude de romans et de nouvelles composés et exécutés dans la manière de Scott. Toutefois nous ne comprenons pas dans ces ouvrages le Cinq-Mars, de M. Alfred de Vigny, et la Notre-Dame de Paris, de M. Victor Hugo. M. de Vigny a écrit un roman historique, mais comme Mme de La Fayette l’avait déjà fait dans la Princesse de Clèves, et l’abbé Prévost dans Cleveland, il a eu plus en vue le développement des caractères et des passions que la description des mœurs et des paysages de la France. Cinq-Mars est plutôt de l’histoire mise en mouvement et en relief, une tragédie à la façon des chroniques de Shakspeare, qu’une fable de roman, avec des personnages supposés, introduits dans la réalité de l’histoire. À l’égard de M. Hugo, bien qu’il nous paraisse rentrer dans le système de Scott, en ce que la description des choses matérielles occupe chez lui la première place, néanmoins son individualité de poète et son amour profond de l’art gothique ont imprimé à sa Notre-Dame de Paris une incontestable originalité.

À l’heure actuelle la fièvre des romans historiques est entièrement calmée. À l’exception de quelques traînards, que l’on voit apparaître de loin en loin, comme on entend, après un feu d’artifice, partir des pétards isolés et qui n’ont pas pris feu lors de l’explosion, les esprits ont abandonné les traces du dernier maître, laissé de côté la description des vieux temps, et se sont réfugiés dans le présent. Le roman de mœurs est généralement traité. Mais quel fracas d’évènemens, quelle abondance de faits, que de coups de théâtre, que de drames violemment dénoués ! On est beaucoup plus dans l’analyse du cœur humain ; mais la distance que les écrivains modernes ont à parcourir pour se rapprocher des astres magnifiques qui brillent à la voûte du ciel de l’art, est immense. De temps en temps de nobles ouvrages s’élèvent et se placent comme les jalons du chemin qu’il faut suivre, mais le flot de l’anecdote et du drame à effet revient bientôt les engloutir. Que faire ? Ne point déses-