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ajouter foi. Cependant ce qui sort de vrai de ces deux récits, c’est que la malheureuse Angelica fut la dupe d’un imposteur sans titre et sans fortune. À l’égard des faits qui suivirent son triste mariage, les biographes diffèrent encore les uns des autres ; mais ils s’accordent de nouveau sur le reste de sa vie. Redevenue libre, par le moyen d’une séparation judiciaire, ou, selon Gherardo de Rossi, par la mort du soi-disant comte de Horn, Angelica s’éloigna de l’Angleterre, et alla se fixer à Rome. Là elle vécut heureuse et tranquille dans le commerce des arts et de la société. Goëthe, ce sublime curieux, eut le désir de la connaître, lorsqu’il passa dans la ville antique ; il la vit, et lut même devant elle sa tragédie d’Iphigénie en Tauride. Il lui a consacré plusieurs lignes d’éloges dans son journal de voyage appelé Poésie et Vérité. Angelica mourut à Rome en 1807, après avoir produit une œuvre considérable tant en peintures qu’en dessins, et avoir épousé en secondes noces le peintre vénitien Zucchi, ancien ami de sa famille.

Tel est le personnage et telle est l’anecdote que M. de Wailly a dû élever à la puissance du roman. Il est évident, pour tout esprit un peu habitué à saisir les mobiles des passions et à démêler, dans les actes humains, les élémens du drame, qu’il se trouvait un roman enfoui sous les pages des deux biographies. Mais comment faire éclore le germe et en tirer les jets vivaces et multiples d’une noble plante ? Comment, sur une si légère donnée, construire un édifice aux fortes assises et aux larges proportions ? Le sujet présentait des écueils. D’abord le personnage d’Angelica, comme artiste, reportait naturellement les yeux sur Corinne : c’était d’avance jeter un sceau de glace sur la tête des lecteurs. Ensuite l’intérêt vil, la cupidité qui semblait être le ressort de la fourberie du séducteur, dans l’une comme dans l’autre version, souillait le canevas du roman de manière à ne pas permettre que l’on y essayât la moindre broderie. M. de Wailly cependant n’a point été effrayé par ces difficultés et n’a point reculé devant ; il a commencé par réunir les deux versions en une seule ; il a fait du faux comte de Horn, venu de Suède, l’instrument des vengeances de l’homme dont Angelica a rejeté la main ; puis, laissant de côté l’amour de la peinture, et ne gardant de l’art que ce qu’il en fallait pour bien placer Angelica dans le monde et rester le plus près possible de la vérité, il s’est emparé d’elle comme femme et l’a mise aux prises avec les désirs et les tentatives violentes d’un roué puissant et orgueilleux. Alors, de cette transmutation il est résulté trois caractères distincts : une jeune fille belle et fière, un homme humilié qui se venge, un jeune homme qui sert d’instrument et qu’on brise après s’en être servi. Modifiés par l’imagination de l’auteur, échauffés par sa pensée, ces trois individus ont pris corps, et, se dégageant de la réalité bornée de l’anecdote, ils se sont élancés dans la vie du roman avec de vastes développemens. Le drame a commencé. Durant l’espace de deux années, l’action marche à son dénouement à travers le mouvement du grand monde et une foule d’originaux qui tourbillonnent autour des personnages principaux, comme des satellites autour de leurs astres. D’abord Angelica et le baronnet Francis Shelton dans l’arène. Le grand seigneur at-