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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/424

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REVUE DES DEUX MONDES.

Jemima sa fille, les chercheuses de maris ! Elles sont bien utiles aux roueries de Shelton, la fille surtout, afin de piquer l’amour-propre d’Angelica, et de pénétrer ses sentimens à l’égard du baronnet. Elles sont aussi bien divertissantes avec leur manie d’accaparer tous les jeunes gens des salons. Pauvres créatures ! la mère chassant pour sa fille, la fille chassant pour son propre compte : voilà un roman fini, et pas encore de mari trouvé. Si les deux Ramsden ne provoquent guère que le rire, il n’en est pas de même de la modeste figure du jeune Lewis, valet de chambre du comte de Horn. Ce domestique, qui reste fidèle à son malheureux maître jusque sous les verroux de Newgate, excite par son dévouement simple et naïf une émotion vraiment délicieuse. Ce coup de pinceau honore beaucoup l’ame de l’auteur. Comme expression du temps, les portraits des principaux membres de la fashion nous semblent tracés aussi justement que possible. Lord Belasyse, le marquis de Tavistock, et Henry Vernon, ce chef hardi et hautain du parti cynique, ont tous leur cachet particulier, et s’accordent on ne peut mieux avec ce que nous savons des libertins de high life au XVIIIe siècle. La brusquerie presque sauvage du fameux docteur Johnson, et la noblesse de caractère de sir Joshua Reynolds, sont finement senties et touchées. La sœur de ce dernier, brave fille de quarante ans, et qui ne fait que passer, sent bien son pays, et rappelle aussitôt ces revêches beautés parlant de ravisseurs, que M. Sainte-Beuve nous a si vivement peintes dans un de ses sonnets importés d’Angleterre. Le moins animé de tous les personnages secondaires est l’artiste vénitien Zucchi. Ami de la maison Kauffmann, futur mari d’Angelica, on ne comprend pas pourquoi il est si faiblement coloré. Il a beau faire des sorties violentes contre le mariage, la vie n’en circule pas davantage dans ses veines. L’auteur, préoccupé de figures plus importantes, a oublié de jeter sur lui une étincelle du feu de Prométhée. Peut-être ne l’a-t-il fait si terne et si pâle que pour mieux punir un jour Angelica de ses velléités ambitieuses.

La critique du rôle de Zucchi nous offre une transition naturelle pour arriver à la moralité de l’ouvrage. Généralement on exige d’une œuvre d’art un but élevé. On veut qu’il en sorte une intention directe ou indirecte de perfectionnement moral, une tendance vers le bon et le beau. La culture de l’art pour l’art trouve bien peu d’admirateurs et de partisans. Le roman comme œuvre d’art est donc soumis à la règle suprême qui gouverne les productions de l’intelligence, il doit contenir une pensée haute et fructueuse. Le roman est un miroir qui reflète tous les mouvemens de l’ame et les évènemens de la vie humaine ; mais le penseur qui tient en main le miroir ne doit pas le tourner vers la foule comme un homme indifférent ou comme un insensé qui n’a pas conscience de ce qu’il fait ; il doit laisser jaillir du spectacle qu’il déroule aux yeux une leçon profitable aux esprits sains et intelligens. En partant de ce point de vue, le nouveau roman que nous venons d’analyser est-il conforme aux bonnes doctrines de l’art ? Nous le pensons. Nous y voyons la satire de l’orgueil et la flagellation des mœurs d’une partie de la haute société. Par la peinture hideuse de son homme du monde, l’auteur a stigmatisé