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celui qu’elle aimait, aurait pu, en d’autres circonstances, devenir une excellente épouse. Je devins dès ce moment amoureux de Mme de La Châtre.

« Les accès augmentaient d’intensité. Je n’avais jamais rien vu d’aussi effrayant et ne savais plus quel parti prendre, quand Narbonne arriva. Il parla d’abord de tout préparer à l’instant pour se rendre à Paris, puis d’expédier un courrier. On fit en effet chercher un courrier qui se mit en route sur-le-champ. Enfin Narbonne fit observer qu’il ferait mieux d’aller seulement jusqu’à Douvres pour y attendre le retour de ce courrier. Sa conduite en cette occurrence fut admirable : en moins de deux heures, il rendit la raison et le calme à Mme de La Châtre, et on ne peut imaginer les attentions ingénieuses qu’il lui prodigua pendant les cinq jours suivans.

« Le sixième jour arriva la nouvelle de l’élargissement de Jaucourt. Mme de S… était allée trouver Manuel, alors procureur de la commune. Elle l’avait supplié à genoux de s’employer pour Jaucourt. Manuel, homme impassible, sombre, réservé, républicain dès l’âge le plus tendre, n’était pas d’ailleurs un méchant homme. Il fit ce qui dépendait de lui, et Jaucourt sortit de l’Abbaye la veille du massacre du 2 septembre. Sa perte eût été fort regrettable C’est un digne homme, d’une droiture et d’une sincérité parfaites.

« Cette bonne nouvelle de la mise en liberté de Jaucourt, je fus réduit à la deviner, car on ne me l’annonça point d’une manière formelle. J’avais pris ma part du chagrin de Mme de La Châtre, et, comme elle m’intéressait déjà beaucoup, je fus d’autant plus blessé qu’on ne me fît point participer à la joie. Je voulus quitter sur-le-champ la maison, et je n’en cachai point la cause à Narbonne. « Vous ne me ferez point cette peine-là, me dit-il ; les femmes ont de la pudeur quand il est question de leurs amans. La douleur peut les faire sortir des bornes à cet égard ; mais la réserve revient avec le calme. » Il en parla tout aussitôt à Mme de La Châtre. Celle-ci saisit la première occasion de m’entretenir longuement et avec intimité des bonnes nouvelles qu’elle avait reçues. Je restai. À partir de ce moment, on dit que j’étais sensible et original comme Rousseau, et je conservai cette réputation.

« Cependant j’étais condamné à contempler du matin au soir la belle Mme de La Châtre. Elle ne se faisait remarquer ni par la douceur, ni par la sensibilité ; elle était plutôt vive, emportée, virile, quelquefois fort tranchante, et ces sortes de femmes ne me touchent guère ordinairement. Mais elle avait de la loyauté, une finesse pleine de grâce, de la franchise, les formes féminines les plus parfaites, des pieds et des mains à peindre, et une peau si blanche et si fine, qu’il eût été impossible d’en trouver une plus belle, même en Angleterre. Je la voyais le matin avant son lever, le soir avant qu’elle s’endormît, et tout le jour dans les plus charmantes attitudes ; elle était toute grace, toute aisance dans les moindres mouvemens. Et puis elle me traitait avec beaucoup d’amitié, et trouvait près de moi cette sorte de satisfaction que procure la société de certains hommes d’une nature particulière, dont la sincérité plaît. Je ne pus résister à tant de séductions.

« Peu à peu arrivèrent, de Paris, Talleyrand, Jaucourt, Montmorency et