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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/441

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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

vous m’avez joué un mauvais tour. Vous m’écrivez que vous partez pour la France, et vous êtes ici. » Il savait très bien mon départ et mon retour. C’était donc un propos à la française, propos pour ne rien dire, auquel je ne répondis rien.

« Nous avons à parler seuls ensemble, » dit Mme de S…, et elle me prit aussitôt par le bras en me faisant descendre jusqu’à sa voiture, qui l’attendait pour la mener faire une visite indispensable. Au moment où nous allions monter survint l’envoyé de Genève. Elle lui donna aussi audience en voiture. Arrivés où elle avait affaire, l’envoyé génevois s’en fut, et elle me pria de l’attendre dans la voiture. Elle m’y laissa seul une demi-heure environ. Quand elle revint, elle amenait avec elle l’amie qu’elle était allée voir. Elle la conduisit ailleurs, puis nous retournâmes à la maison.

« Elle était en toilette du matin, et quand nous fûmes remontés chez elle, elle appela sa femme de chambre pour se faire déshabiller. Nous étions seuls enfin, car, dans les mœurs françaises, les domestiques ne comptent pas. J’étais debout, au coin de la cheminée, habillé de noir des pieds à la tête, soigneusement poudré, tenant cérémonieusement mon chapeau à la main ; elle, à l’autre coin, en petit jupon et en chemise, roulant entre ses doigts quelque chiffon de papier, suivant sa constante habitude. Elle se lève et se met au lit. Elle commence alors la défense et l’apologie de Narbonne avec une chaleur rare et un flux extraordinaire de paroles. — À tout cela je ne sus rien répondre, sinon que l’obligation me pesait, j’ignorais pourquoi ; que je l’avais renvoyée, non pour blesser qui que ce fût, mais pour me délivrer d’un fardeau. « Vous êtes sensible comme Rousseau, » me dit-elle, et notre entretien en resta là cette fois. À une seconde visite elle s’épancha avec confiance, me raconta beaucoup de choses de l’histoire de sa vie, me parla principalement de son mariage malheureux, de sa situation à l’égard de M. de S… et déplora le sort des grands, qui, plus esclaves que qui que ce soit, sont soumis à une oppression multiple, cause de grands malheurs. Elle me dit que Narbonne était son premier, son unique amour, qu’il l’avait en vain demandée en mariage quand elle était fille ; qu’il était son véritable mari, etc., etc.

« Une troisième fois, comme Narbonne était présent, elle dit : « Nous sommes tous de bons enfans, et il ne faut point nous quereller. » C’est ainsi que nous fûmes raccommodés. Nous demeurâmes encore quelques jours ensemble à Londres, puis Mme de S… s’en fut avec Narbonne à la campagne, où je les ai visités plusieurs fois. Elle ne cessait de me chanter et de me déclamer en riant de charmans airs italiens. Peu à peu nous redevînmes bons amis, et le passé fut oublié.

« Mme de S… est une femme de génie, une femme extraordinaire et excentrique dans tous ses discours, dans toutes ses actions. Elle ne dort que quelques heures, et passe le reste du temps dans une continuelle et effrayante activité. Ses conversations sont de véritables traités, ou, si vous voulez, un flot immense de verve et d’esprit. Les gens de complexion vulgaire sont les