Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/471

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
467
L’USCOQUE.

Que se passait-il donc ? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa nièce ; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c’est qu’il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d’être contracté ? Et quel autre fiancé s’était donc trouvé là, comme par enchantement, pour remplacer tout à coup le seul parti qui eût semblé jusque-là convenable ? On se perdait en conjectures.

Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine ; mais à la rapidité de sa marche, et au bon air des gondoliers, on eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désœuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux, suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d’Orio, il y avait tout un monde de délices, d’espérances et d’amour.

— En vérité ! s’écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d’une heure dans le beau monde ; Orio Soranzo ! ce mauvais sujet ! — Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver ; celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu’Orio était un homme irrésistible.

Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique, et les piqueurs du comte s’étonnaient qu’une si belle partie n’eût pas éclairci le front de leur maître. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiemens des chiens, auxquels l’écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d’arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et tenant d’une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de l’autre, en s’inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur. Le comte, qui d’abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que prononçait l’envoyé. Il saisit la lettre d’une main convulsive, et arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un