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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/489

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L’USCOQUE.

et qu’ils n’aient pas encore eu l’idée, au lieu d’éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à Corfou, pour que l’amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l’entendra. Allons ! trêve à ces détails inutiles ; faites-moi la grace, messer Léontio, d’aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s’il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartemens ; car je ne sortirai d’ici, je vous le jure, qu’après avoir tâté le pouls à son honneur ou à son délire.

Léontio hésitait encore.

— Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous ? N’ai-je pas ici une galère, si la vôtre est désemparée ? Et si vos trois cents hommes ont peur d’un seul qui est malade, n’en ai-je pas soixante qui n’ont peur de personne ? Je prends sur moi toute la responsabilité de ma détermination, et je vous promets de vous défendre, s’il le faut, contre votre chef. Je n’aurais pas cru qu’un vieux militaire comme vous eût besoin, pour faire son devoir, de la protection d’un jeune homme comme moi.

Ezzelino, resté seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil était couché et le jour baissait. Le ciel éteignait peu à peu sa pourpre brûlante dans les flots de la mer d’Ionie. Les rivages dentelés de la Garnie encadraient la scène immense qui se déployait autour de l’île. Le comte s’arrêta devant l’étroite croisée à double ogive fleurie, qui dominait, à une élévation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce château, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher à pic, toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l’abîme et vouloir s’élancer jusqu’aux nues. Son isolement sur cet écueil lui donnait un aspect audacieux et misérable à la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle résidence n’était pas bien propre à exalter jusqu’au délire un esprit impressionnable comme devait l’être celui de Soranzo. L’inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil séjour, des tortures pires que la mort, et une sorte de pitié vint adoucir l’indignation qui jusque-là avait rempli son ame.

Mais il résista à cet instinct d’une ame trop généreuse, et comprenant l’importance du devoir qu’il s’était imposé, il s’arracha à sa contemplation et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.

Un affreux silence, indice de terreur et de désespoir, régnait dans cette demeure guerrière, où le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent dû, à toute heure, se mêler à la voix des vents et des ondes.