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mérite l’admiration et l’estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le goût des grandes choses. Mais il ne mérite ni l’amitié, ni l’amour, car il ne ressent ni l’un ni l’autre ; il n’en a pas besoin, et tout ce qu’il peut pour les êtres qui l’aiment, c’est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j’ai eu le courage égoïste de vous ouvrir mon cœur, et de vous avouer qu’il m’inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m’inspiriez qu’un amour fraternel.

— Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin ; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir s’y reporte, elle croit le subir encore.

— Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna, nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j’ai gardé de ma conduite à votre égard.

— Ne me parlez pas de repentir, s’écria Ezzelin attendri ; de quel crime, ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable ? N’avez-vous pas été franche et loyale avec moi ? N’avez-vous pas été douce et pleine de pitié, en me disant vous-même ce que toute autre à votre place m’eût fait signifier par ses parens et sous le voile de quelque prétexte spécieux ? Je me souviens de vos paroles : elles sont restées gravées dans mon cœur pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret. Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu pour que je n’en sois pas punie ; car je n’ai plus ma volonté, et je cède à une destinée plus forte que moi. — Hélas ! hélas ! dit Giovanna, oui, c’était une destinée ! je le sentais déjà, car mon amour est né de la peur, et avant que je connusse à quel point cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d’abnégation, comme si j’eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l’autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous épouser, avant le jour fatal où j’ai vu Soranzo pour la première fois. « Hâtons-nous, me disiez-vous ; quand on s’aime, pourquoi tarder à être heureux ? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n’est pas une raison pour attendre. Attendre, c’est braver Dieu, car l’avenir est son trésor ; et ne pas profiter du présent, c’est vouloir d’avance s’emparer de l’avenir. Les malheureux doivent dire : Demain ! et les heureux : Aujourdhui ! Qui sait ce que nous serons demain ? Qui sait si la balle