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L’USCOQUE.

presque sous ses yeux, il n’aurait pas de repos qu’il ne les eût anéantis. Mais à peine s’était-il abandonné à ces aveux, que, craignant mes inquiétudes et s’ennuyant de mes larmes, il s’arrachait de mes bras pour aller rêver seul à ses belliqueux desseins. Enfin nous en sommes venus à ce point, que nous ne nous voyons plus que quelques heures par semaine, et le reste du temps j’ignore où il est et de quoi il s’occupe. Quelquefois il me fait dire qu’il profite du temps calme pour faire une longue promenade sur mer, et j’apprends ensuite qu’il n’est point sorti du château. D’autres fois il prétend qu’il s’enferme le soir pour travailler, et je le vois, au lever du jour, dans sa barque, cingler rapidement sur les flots grisâtres, comme s’il voulait me cacher qu’il a passé la nuit dehors. Je n’ose plus l’interroger, car alors sa figure prend une expression effrayante, et tout tremble devant lui. Je lui cache mon désespoir, et les instans qu’il passe près de moi, au lieu de m’apporter quelque soulagement, sont pour moi un véritable supplice ; car je suis forcée de veiller à mes paroles et à mes regards même, pour ne point laisser échapper une seule de mes sinistres pensées. Quand il voit une larme rouler dans mes yeux malgré moi, il me presse la main en silence, se lève et me quitte sans me dire un mot ; une fois j’ai été sur le point de me jeter à ses genoux et de m’y attacher, de m’y traîner, pour obtenir qu’il partage au moins ses soucis avec moi, et pour lui promettre de souscrire à tous ses desseins sans faiblesse et sans terreur. Mais, au moindre mouvement que je fais, son regard me cloue à ma place, et la parole expire sur mes lèvres. Il semble que si ma douleur éclatait devant lui, le reste de compassion et d’égards qu’il me témoigne se changerait en fureur et en aversion. Je suis restée muette ! Voilà pourquoi, quand vous me parlez de sa haine, je dis qu’elle est impossible, car je ne l’ai point méritée : je meurs en silence.

Ezzelin remarqua que ce récit laissait dans l’ombre la circonstance la plus importante de celui de Léontio. Giovanna ne semblait nullement considérer Soranzo comme aliéné, et les questions détournées qu’il lui adressa prudemment à cet égard n’amenèrent aucun éclaircissement. Giovanna manquait-elle d’une confiance absolue en lui, ou bien Léontio avait-il fait de faux rapports ? Voyant que ses investigations étaient infructueuses, Ezzelin conclut du moins qu’elle mourrait de langueur et de tristesse, si elle restait dans ce triste château, et il la supplia de se rendre à Corfou auprès de son oncle. Il s’offrit à l’y conduire sur-le-champ ; mais elle rejeta bien loin cette