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maître ne doit donner à l’élève que ce qu’il peut porter. Si Mohammed-Ali, qui a pris le rôle d’éducateur et d’initiateur de l’Orient, tandis que tant d’hommes politiques se font traîner à la remorque par les peuples, eût voulu tout à coup réformer les méthodes de culture sur cette terre d’Égypte où elles ne paraissent pas avoir subi la plus légère modification depuis quatre mille ans, il eût infailliblement échoué ; il s’est contenté de changer la nature des plantations, de substituer des produits riches à des produits pauvres, et de généraliser la propriété du sol entre ses mains. Mais, en introduisant en Égypte l’industrie manufacturière de l’Occident, en montrant à son peuple la puissance des machines, en l’habituant à s’en servir pour dompter le monde extérieur, il a sagement préparé la réforme des méthodes d’agriculture.

Sans doute, sur notre globe, il est des contrées plus spécialement agricoles, d’autres plus spécialement manufacturières, et tout le monde conviendra que l’Égypte doit être rangée dans la première catégorie. Nous reconnaissons aussi que, dans les pays dont la population est restreinte proportionnellement à l’étendue et à la fertilité des terres cultivables, il faut appliquer tous les bras à la culture. Toutefois, il est impossible que les localités mêmes dans lesquelles le travail agricole est le plus prédominant, ne possèdent pas une certaine industrie manufacturière. Ce sera, si l’on veut, la manutention des produits primitifs ayant pour objet de les mettre en état d’entrer dans la circulation, en un mot, la manufacture qui touche le plus immédiatement à l’agriculture. Nous ne prétendons pas que les fellahs aillent perdre leur temps à confectionner des ressorts de montres, des objets de mode et de luxe ; il faut laisser cette industrie aux localités dont la population est exubérante et sédentaire. Il n’y a pas assez de bras en Égypte pour qu’on les détourne de la terre. Mais si l’on considère que, sur deux millions et demi de population, Mohammed-Ali n’a guère employé, pour ses fabriques et ses chantiers, que quarante mille ouvriers, on reconnaîtra que le reproche d’avoir sacrifié l’agriculture à la manufacture n’est vraiment pas mérité, et que ce léger prélèvement de forces actives est plus que compensé par les avantages qui doivent résulter, pour l’agriculture elle-même, de l’initiation du peuple arabe aux procédés industriels de l’Occident. Qu’on blâme le pacha de ses levées militaires, et non de ses levées industrielles ; les cadres de ses manufactures ne sont rien à côté des cadres de ses armées, où sont compris aujourd’hui plus de cent vingt mille hommes enrégimentés, pied de guerre vraiment monstrueux, puisqu’il donne un soldat sur vingt-une personnes, tandis qu’en France la proportion n’est que de un sur quatre-vingt-sept !

Il y a un autre point de vue que les économistes n’ont pas aperçu, et dont ils auraient pu tirer grand parti contre le pacha réformateur. Ils auraient pu lui dire « Nous vous accusons de n’avoir appelé l’industrie européenne en Égypte que pour la mettre au service de la guerre. » En effet, à l’exception des filatures, toutes les autres fabriques ont été consacrées à la création du matériel nécessaire pour équiper l’armée à l’européenne. Le système militaire