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sa froideur pour du dépit ; il l’interroge, il veut savoir si elle persiste à l’accuser. Giovanna refuse de s’expliquer. — Je ne dois compte de mes pensées qu’à Dieu, lui dit-elle ; Dieu seul est désormais mon époux et mon maître. J’ai tant souffert de l’amour terrestre, que j’en ai reconnu le néant. J’ai fait un vœu ; en rentrant à Venise, je ferai rompre mon mariage par le pape, et je prendrai le voile dans un couvent.

Orio affecte de rire de cette résolution. Il feint de n’y point croire et d’espérer que, dans quelques heures, Giovanna se laissera fléchir par ses caresses. Il se retire d’un air présomptueux, qui remplit de mépris cette ame tendre, mais fière, qui ne peut plus aimer l’être qu’elle méprise, et qui a reporté vers le ciel tout son espoir et toute sa foi.

Naam attendait Orio à la porte de la tour. Elle lui trouva l’air farouche, la parole brève et la voix tremblante. — Quelle heure vient de sonner, Naam ? — Deux heures avant minuit. — Tu sais ce que nous avons à faire ? — Tout est prêt. — Les convives seront-ils à minuit dans ma chambre ? — Ils y seront. — As-tu ton poignard ? — Oui, maître, et voici le tien. — Es-tu sûre de toi-même, Naam ? — Maître, es-tu sûr de leur trahison ? — Je te l’ai dit. Doutes-tu de ma parole ? — Non, maître. — Marchons donc ! — Marchons !

Orio et Naam pénètrent dans les galeries souterraines, descendent l’échelle de cordes, gagnent le bord de la mer, et appellent la barque. Les deux infatigables rameurs, qui toujours à cette heure se tiennent cachés dans la grotte voisine, attentifs au signal qui doit les avertir, mettent à flot sur-le-champ et s’approchent. Orio et sa compagne s’élancent sur la barque et ordonnent aux matelots de s’éloigner de la côte. Bientôt ils sont assez loin du château pour le dessein de Soranzo. Assis à la poupe, il se soulève, et, approchant du rameur courbé devant lui, il lui enfonce son poignard dans la gorge. — Trahison ! s’écrie celui-ci ; et il tombe sur ses genoux en rugissant. Son compagnon abandonne la rame et s’élance vers lui ; Naam l’étend par terre d’un coup de hache sur la tête ; et tandis qu’elle s’empare de la rame et empêche le bateau de dériver, Orio achève les victimes. Puis il les lie ensemble avec un câble et les attache fortement au pied du mât. Il prend ensuite l’autre rame et vogue à la hâte vers le rocher de San-Silvio. Au moment d’y arriver, il prend la hache, et en quelques coups perce le plancher de la barque, où l’eau s’élance en bouillonnant. Alors il saisit le bras de Naam et se précipite avec elle sur la grève, tandis que la barque s’enfonce et disparaît sous les flots, avec ses