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ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

taille. C’est le vice inévitable des affranchissemens généraux, de demander à l’homme de couleur les garanties qu’il n’a pas su demander à l’esclave, de placer après la liberté ce qu’il fallait mettre avant.

Le système des affranchissemens individuels évite cet écueil. Il ne promet rien qu’il ne tienne ; il ne produit pas, sous le nom d’hommes libres, des incapables, des mineurs, mais des citoyens. Quelle méfiance aurait-il à conserver contre ces noirs qui ont fourni une à une toutes les preuves de leur moralité, de leur activité, de leur aptitude, et qui viennent seuls, pauvres et nus, se perdre dans une foule à laquelle ils ne demandent que l’oubli de leur origine ? Il peut leur donner, au lieu des habitudes fausses et serviles de la demi-liberté, au lieu de la paresse et des vices qui sont le partage de toutes les classes suspectes, au lieu de ces mœurs sans énergie et sans noblesse des affranchis d’autrefois, il peut leur donner une éducation que rien ne remplace, parce que seule elle instruit des devoirs par l’exercice des droits, et fait naître ce précieux sentiment de la dignité humaine, inséparable du sentiment de la responsabilité, l’éducation de la véritable indépendance.

Quelqu’un serait-il tenté de soutenir que les affranchissemens individuels sont aussi impuissans que les affranchissemens généraux à produire la liberté complète, et voudrait-il appuyer cette assertion sur l’exemple des affranchissemens individuels de Rome et du moyen âge ? Je répondrais qu’à la vérité, l’affranchi romain devenait client, et que l’affranchi du moyen âge devenait serf ; mais que dans cette position ils se trouvaient au niveau du peuple d’alors ; qu’ils obtenaient, dans le sens de la civilisation de ce temps, une liberté complète. À Rome, le patronat était la relation ordinaire, générale, et il n’était point nécessaire d’avoir passé par l’esclavage pour se trouver client d’un patricien, à une époque où Lacédémone était cliente des Claudius, où les Marcellus rangeaient la Sicile sous leur patronat. Autant en dirai-je des affranchis du moyen âge. Qu’en aurait-on fait, sinon des serfs ? Fallait-il pour leur donner une liberté complète, les élever au rang de seigneurs ? non. Ils entraient naturellement dans la condition du grand nombre. Et c’est ce que je réclame aujourd’hui pour nos esclaves : ne leur imposez pas le servage par respect pour les traditions historiques, car ce serait prendre l’histoire à contre-sens. Les affranchissemens individuels doivent faire aujourd’hui des citoyens, en vertu du même principe qui faisait autrefois des serfs ou des patronés.

J’ai dû établir avec force les motifs qui m’obligent à repousser le système des affranchissemens généraux. C’est, en effet, la question la plus grave peut-être que présente le problème de l’émancipation. De sa solution dépend tout le reste ; et ici, choisir son point de départ, c’est s’engager sans retour dans l’une ou l’autre de ces voies si différentes, qui sont censées conduire au même but. Dans ce choix décisif, je n’ai pas dû écouter le premier mouvement de mon cœur, mais les avertissemens de ma raison. Il est vrai que j’ai été bientôt dédommagé de ce sacrifice, car il arrive rarement, Dieu merci,