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ORIGINES DU THÉÂTRE.

Cette application charma tous les convives ; l’acteur continua la scène ; mais quand il fut arrivé au passage où le chœur demande : « Quelle main l’a frappé la première ? » et qu’Agavé répondit. « C’est à moi, c’est à moi que l’honneur en est dû, » le soldat qui avait tué Crassus se leva plein de colère, interrompit l’acteur, et s’efforça d’arracher la tête de ses mains, en s’écriant que ce n’était pas cet homme, mais lui qui avait tué le général romain. Le roi s’amusa beaucoup de cette querelle. À l’issue du repas, il fit compter au soldat la somme qu’on était dans l’usage de donner à celui qui tuait un chef ennemi, et il envoya un talent à Jason. Plutarque, qui nous a transmis cette singulière anecdote, remarque que l’expédition de Crassus se termina comme une tragédie romaine, par un exode, c’est-à-dire, par une petite pièce destinée à remplacer les émotions tragiques par la gaieté[1].

Cependant les récitations de tragédies et de comédies au milieu des repas offraient plusieurs genres d’inconvéniens. D’une part, les tragédies, trop dispendieuses pour les particuliers, et peu en rapport avec la gaieté conviviale, avaient été, la plupart, composées pour les théâtres des états démocratiques, et renfermaient une foule de maximes et d’invectives propres à blesser les oreilles royales. D’une autre part, l’ancienne comédie avait, comme on sait, tourné constamment son aiguillon contre les puissans et les riches[2]. De plus, de continuelles allusions aux circonstances du moment rendaient, au bout de peu d’années, ces pièces fort obscures. On se rabattit donc sur les poètes de la comédie nouvelle qui, dégagés de toute préoccupation politique, ne faisaient entrer dans leurs ouvrages rien ou presque rien qui pût choquer les classes élevées. Aussi les comédies de Ménandre, ce peintre élégant des vices populaires, devinrent-elles le passe-temps favori des riches et l’ornement de toutes les fêtes. Les convives, dit Plutarque, se seraient plus aisément passés de vin que de Ménandre. On louait fort cher, pour réciter ces pièces, des acteurs souvent incapables de les bien rendre. Cet inconvénient, joint à la longueur des poèmes et à l’appareil incommode qu’exigeait leur représentation, même abrégée et imparfaite, finit par faire généralement préférer un genre de pièces moins solennel, et inventé tout exprès dans l’origine pour les réunions privées ; je veux parler des mimes que les simodes, les lysiodes, les magodes, et tous les artisans dionysiaques jouaient à la fois sur l’orchestre des théâtres et dans l’intérieur des maisons, sans socques, sans cothurnes, et la plupart du temps, sans masque.

  1. Plutarch., Crass., cap. XXXIII. — Polyœn., lib. VII. cap. xLi. — Pseudo-Appian., De belle Parth., tom. III, pag. 68, seqq. ed. Schweigh.
  2. « Le peuple, dit Xénophon (Athen. respubl., cap. II, § 18), ne souffre pas qu’on le joue au théâtre. » Cela est vrai des individus ; et en effet, comme le dit le même auteur, la comédie ancienne n’attaquait pas les gens du peuple et les derniers citoyens. Mais le peuple pris en masse, le Demos, personnage tout-puissant à Athènes, dut être joué par les poètes comiques, et le fut, comme on sait, par Aristophane dans les Chevaliers, et par le grand peintre Parrhasius dans une très célèbre peinture comique. Voy. Plin., Hist. nat., lib. I, cap. XXXV, et Caylus, Mém. de l’Acad. des Inscript., tom. XXV, pag. 165.