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regardent jamais dans l’ame d’autrui l’effet de leurs paroles, habitués qu’ils sont à ne produire jamais d’effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante, elle croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d’Argiria qu’elle imputait à l’absence d’esprit, elle voulait lui arracher quelqu’une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la bouche des jeunes filles, lorsque leur ignorance n’est pas éclairée et sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie. — Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfans, à plus forte raison dans celle des anges. Voici la question : un homme peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo sera-t-il consolé l’an prochain ? Nous vous prenons pour arbitre et attendons de vous un oracle.

Cette interpellation directe et tous les regards qui s’étaient portés à la fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria. Mais elle se remit par un grand effort sur elle-même et répondit d’une voix un peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous :

— Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise ? Vous ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l’assassin de mon frère.

Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu’à voix basse. Tout le monde savait qu’il était là, et Argiria seule, quoique assise à deux pas de lui, entourée qu’elle était de têtes avides d’approcher de la sienne, ne l’avait pas vu.

Soranzo n’avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et toutes les précautions qu’on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui crier son nom aux oreilles, il ne s’en fût pas aperçu : il jouait ! Il touchait à la crise d’une partie dont l’enjeu était si énorme, que les joueurs se l’étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de s’y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un mathématicien cherchant la solution d’un problème. Il possédait ce calme impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s’était remplie de personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en masse devant lui, ne lui eût pas seulement fait lever les yeux. D’où vient donc que les paroles de la belle Argiria