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aux mains des pirates, ainsi que sa galère, et tout ce qu’il possédait en propre. La belle Argiria n’eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux mélancoliques.

La signora Memmo, sa tante, la chérissait tendrement, mais elle n’avait à lui laisser en héritage qu’un vaste palais un peu délabré et l’amour de vieux serviteurs qui, par dévouement, continuaient à la servir pour de minces honoraires. La tante désirait donc ardemment, comme font toutes les tantes, qu’un noble et riche parti se présentât, et sachant bien que l’incomparable beauté de sa nièce allumerait plus d’une passion, elle la blâmait de vouloir s’enterrer dans la solitude et de tenir toujours le soleil de ses regards caché derrière la tendine sombre de son balcon.

À la première sérénade, Argiria fondit en larmes. — Si mon noble frère était vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir me faire la cour sous les fenêtres avant d’avoir obtenu de ma famille la permission de se présenter. Ce n’est point ainsi qu’on approche d’une maison respectable.

La signora Antonia trouva cette rigidité exagérée et se déclarant compétente sur cette matière, elle refusa d’imposer silence aux concertans. La musique était belle, les instrumens de première qualité, et les exécutans choisis dans ce qu’il y avait de mieux à Venise. La dame en conclut que l’amant devait être riche, noble et généreux ; deux théorbes et trois violes de moins, elle eût été plus sévère, mais la sérénade était irréprochable et fut écoutée.

Les jours suivans amenèrent un crescendo de joie et d’espoir chez Antonia. Argiria prit patience d’abord, et finit par goûter la musique, pour la musique en elle-même. Le matin, il lui arriva quelquefois, en arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner à son insu, les refrains des amoureuses stances qui l’avaient doucement endormie la veille.

Il y a toute une science dans le programme de la sérénade. Chaque soir doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l’expression de son amoureux martyre. Après il timido sospiro doit arriver lo strale funesto. I fieri tormenti viennent ensuite ; l’anima desperata amène nécessairement, pour le lendemain, sorte amara. On peut risquer à la cinquième nuit de tutoyer l’objet aimé, et de l’appeler Idol mio. On doit nécessairement l’injurier la sixième nuit, et l’appeler crudete et ingrata. Il faudrait être bien maladroit si, à la septième, on ne pouvait hasarder la dolce speranza. Enfin la huitième doit amener une explosion finale, une pressante prière, mettre la