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heureux. Là, elle criera vengeance contre nos persécuteurs devant le grand Tkhâ, l’esprit éternel. Quand ceci arrivera, ô Adighé ! protégez les restes de mon peuple. Nous avons échappé à la main de l’exterminateur, et vous nous avez donné une demeure ; notre patrie nous était arrachée, et vous avez partagé avec nous la terre de vos ancêtres : votre patrie est maintenant notre patrie. Mon peuple s’est-il montré ingrat ? Quelque perfidie a-t-elle souillé le nom des Tartares ? Nos sabres n’ont-ils pas mille fois bu le sang de nos implacables ennemis ? Par les blessures que j’ai reçues en défendant votre liberté, et qui m’ont ôté l’usage de mes membres, continuez votre hospitalité à mon peuple. » Puis, présentant son fils, il s’écria : « Voici le dernier de ma race. Quatre de mes fils sont tombés sous le canon de l’ennemi ; lui seul me reste, prenez-le : sa vie est dévouée à maintenir les libertés des Adighé. »

« Ayant ainsi parlé, il retomba tout épuisé sur sa couche, et on l’emporta du bois au milieu d’un profond silence, interrompu seulement par les sanglots étouffés de ceux qui ne pouvaient contenir leur émotion. Plus d’un hardi guerrier, battu des orages, s’efforçait en vain de retenir ses larmes, qui se poussaient l’une l’autre sur des joues brûlées par le soleil ; d’autres fronçaient le sourcil, grinçaient des dents, tiraient à moitié leurs sabres, et montraient tous les symptômes d’une fureur réprimée avec peine. Au bout de quelques minutes, quand le diapason général eut un peu baissé, une explosion d’acclamations frappa l’air et retentit au loin dans les forêts, et, portée par les échos de rocher en rocher, elle sembla ébranler les montagnes elles-mêmes. Des harangues furent faites par les anciens de presque toutes les tribus voisines des Circassiens et aussi par ceux des tribus nomades de Turcomans, de Tartares Nogais et de Calmouks ; tous professaient le plus entier dévouement à la cause générale, et juraient de maintenir à tout prix leur indépendance.

« Je dois l’avouer, toute cette assemblée et les discours animés de ces simples montagnards firent sur moi la plus vive impression. Tout y contribuait, leur enthousiasme patriotique, la beauté du pays et les costumes pittoresques des hommes avec leurs armures de chevaliers, pendant que les femmes, enveloppées dans leurs longs voiles flottans et passant au milieu de la foule, semblaient autant d’esprits célestes envoyés pour les exciter aux grandes actions. »

En rapportant ce discours, qui ressemble fort à ceux de Tite-Live, on sent bien que nous ne garantissons pas la fidélité de la traduction faite à M. Spencer par son juif allemand ; mais l’ensemble de la scène,